Le principe de consentement lors d'un rapport sexuel est totalement balayé par la culture du viol, elle-même renforcée, voire encouragée, par l'absence d'un cadre législatif et juridique qui condamne clairement, sans ambigüité aucune, le viol conjugal. Le viol conjugal pour la première fois reconnu au Maroc ? Les médias marocains, et même étrangers, s'en étaient fait l'écho à la hauteur de l'enthousiasme qu'avait suscité le verdict de la Chambre criminelle de Tanger, en octobre dernier, après qu'une femme eut porté plainte contre son mari pour viol. La victime avait pu prouver le viol sur la base d'«un certificat médical faisant état de déchirures vaginales provoquées par un rapport violent, la nuit où elle a été déflorée», nous avait confié un avocat au barreau de Tanger. Or en février dernier des médias révélaient, sur la base du jugement, que l'époux, qui a écopé de deux ans de prison ferme, une amende de 1 000 dirhams et 30 000 dirhams de dédommagements, a en réalité uniquement été condamné pour coups et blessures à l'encontre de sa femme, et non pour viol. L'intéressé avait pourtant été poursuivi pour «viol entraînant défloration», selon le chef d'inculpation retenu par le juge d'instruction. Les deux époux étant liés par un lien conjugal, la Chambre criminelle de Tanger avait estimé qu'il «n'y [avait] pas lieu de parler de viol». Hier, l'accusé a finalement vu sa peine convertie en prison avec sursis. Une approche stéréotypée du corps de la femme Une douche froide qui en dit long sur les réticences tacitement exprimées par le corps législatif sur la criminalisation du viol conjugal au Maroc. Cette violence sexuelle qui s'exprime dans l'intimité du couple, à l'abri des regards, n'a pas été intégrée à la loi 103.13, dite de «lutte contre les violences faites aux femmes», entrée en vigueur en septembre 2018. Ce texte définit quatre cas de figure de violences faites aux femmes, à savoir la violence psychologique, économique, sexuelle et corporelle, mais ne fait aucunement référence au viol conjugal en tant que tel. «On a un gouvernement conservateur, chapeauté par un parti politique islamiste qui considère que la femme est la propriété privée de l'homme et qu'il peut en disposer comme bon lui semble. On reste dans cette approche traditionnaliste et stéréotypée du corps de la femme, qui est à la fois propriété de la société, de la famille et de son mari», déplore Saida Idrissi, ancienne présidente de l'Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), chevronnée au combat féministe au Maroc. «Etant donné que la loi n'incrimine pas cet acte, qu'elle ne reconnaît pas les relations forcées vis-à-vis de la conjointe comme des violences sexuelles et comme un crime, le mari peut tout se permettre dans la relation intime avec sa femme, qui se retrouve contrainte de subir les aléas sexuels de son époux.» Saida Idrissi Un texte législatif ambigu Pour Khadija Rebbah, membre fondatrice de l'ADFM, la loi de lutte contre les violences faites aux femmes telle qu'elle est rédigée manque de clarté et encourage par conséquent les interprétations. «Le texte peut être détourné, interprété, mal compris», nous dit-elle. «La loi ainsi qu'elle est nommée est une loi de lutte contre les violences faites aux femmes, or lorsqu'on la lit entièrement, on se rend compte qu'elle n'est pas liée à la violence fondée sur le genre, mais plutôt à la structure familiale. Les anomalies et la non clarté de la loi peuvent générer différentes lectures, notamment auprès des juges», dénonce Khadija Rebbah. «Il est grand temps de mettre en place une stratégie complète qui garantisse la mise en place des mécanismes de protection et sanctionne les auteurs. Il faut un texte clair, qui ne puisse être lu et compris que d'une seule manière.» Khadija Rebbah Khadija Rebbah plaide également pour une sensibilisation des femmes sur le terrain, beaucoup n'ayant même pas connaissance de cette loi. C'est en tout cas ce qu'a récemment constaté l'ADFM, à l'occasion de caravanes de sensibilisation et de tables rondes dans le but de vulgariser la loi 103.13, organisées pendant le mois de ramadan dans plusieurs quartiers populaires de Casablanca, notamment Sidi Moumen et Ain Chock. «On s'est rendus compte que beaucoup de femmes ne connaissaient pas cette loi. Celles qui franchissent la porte des centres d'écoute ne se sentent pas protégées. Elles ne connaissent ni les cellules de protection qui se trouvent au niveau du ministère, ni les procédures de protection et de recours», témoigne la militante. La culture du viol renforcée au détriment du principe de consentement La sensibilisation doit aussi se faire dans les couloirs des tribunaux et les commissariats de police, revendique la sociologue Sanaa El Aji, auteure de «Sexualité et célibat au Maroc : pratiques et verbalisation» (La Croisée des Chemins, 2018), contactée par notre rédaction. «L'arsenal législatif n'est pas du tout adapté, tout comme les magistrats et les juges ne sont pas du tout formés. Ce sont surtout les femmes et les hommes qui sont censés appliquer ces lois et enregistrer les plaintes qu'il faut former», souligne-t-elle. Car sans une formation et une sensibilisation adéquates, c'est toute la culture du viol qui s'en trouve renforcée, au détriment du principe de consentement qui doit en théorie prévaloir lors d'un rapport sexuel, «dans le cadre du mariage ou non, d'ailleurs», pointe Sanaa El Aji. «En arabe, on parle d'Al Haq Acharie, c'est-à-dire le droit légitime du mari à avoir des rapports sexuels. Ce qu'il faut comprendre par-là, c'est que le mariage légitime le droit de l'homme à disposer librement du corps de sa femme. Dans le cas d'un couple marié, la société – y compris beaucoup de femmes – considère que la question du viol conjugal ne devrait même pas être soulevée», observe-t-elle. «Très souvent, les femmes elles-mêmes n'ont pas conscience du viol conjugal. Pendant des entretiens que j'ai menés, certaines plaisantaient sur ce sujet en disant qu'elles allaient quand même faire l'amour à leur mari même si elles n'en avaient pas envie. La notion de viol conjugal en tant que telle n'est pas claire dans tous les esprits.» Sanaa El Aji Sanaa El Aji juge également contradictoire «que la société et la loi marocaines condamnent les relations consenties hors mariage, mais tolèrent totalement le viol conjugal à partir du moment où il y a un acte de mariage». Une banalisation des violences faites aux femmes qui se traduit aussi par les pressions souvent exercées par le cercle familial sur l'épouse qui porte plainte contre son mari, et pousse à un phénomène de «sous-déclaration du viol conjugal». Au profit, aussi, d'une certaine culture de l'impunité.