Quelques jours après l'inauguration de la Ligne à grande vitesse, les questionnements portant sur l'utilité, la vocation et les «vertus» attendues de ce projet sont toujours posés. Et les prix réels des trajets du TGV suscitent des inquiétudes. Le train à grande vitesse transforme profondément les mobilités et en créé de nouvelles. Ses tarifs affichés – Casablanca-Tanger à 149 dirhams hors-pointe, 187 dirhams le tarif standard et 224 dirhams en période de pointe – le mettent à la portée d'une partie significative de la population (mais en privent une plus large partie), poussant l'Office national des chemins de fer (ONCF) à tabler sur six millions de voyages annuels, soit un sixième des voyages desservis par l'ONCF au niveau national. En mettant Tanger à une heure de Rabat, le TGV la situe quasiment dans sa banlieue, tandis que Casablanca est à 2h10 de la ville du Détroit. Les tarifs de la Ligne marocaine à grande vitesse n'ont pas manqué de générer quelques appréhensions. Partout dans le monde, les compagnies ferroviaires sacrifient les réseaux à grande vitesse au profit de liaisons moins budgétivores : leur très haut coût et l'augmentation conséquente des frais de mise en service, couplés aux frais d'entretien et de maintenance qui plombent les budgets des compagnies ferroviaires s'avèrent souvent au-delà des prévisions initiales. A contrario, des pays comme la Chine... et le Maroc se tournent vers les LGV. Ce qui fait dire à l'essayiste Olivier Mongin que «le TGV se vend [...] quand il y a un Etat puissant et dispendieux comme le Makhzen marocain [...] ou que le Parti communiste chinois est à la manœuvre. Là où le marché s'accompagne d'un Etat sûr de lui, le train a de beaux lendemains devant lui» (1). Une tarification «populiste» ? Au Maroc, comment cette tarification si basse s'explique-t-elle ? Si l'ONCF n'a jusqu'à présent pas répondu de manière satisfaisante à cette question, les données dont disposent des économistes marocains les incitent à croire que la Ligne à grande vitesse serait loin d'être rentable avec la tarification affichée. «Les données dont je dispose disent qu'une étude de marché, réalisée au départ, énonce que : pour que la ligne à grande vitesse soit rentable, les tarifs devraient être deux à trois fois plus élevés que ceux affichés actuellement», nous confie l'économiste Najib Akesbi. «Il faut que les responsables publient les résultats de cette étude, ou nous donnent du moins les paramètres sur la base desquels ils calculent les prix de revient», espère l'économiste. «Ces paramètres sont le coût de l'investissement, la durée et le taux d'amortissement. Il y a aussi des frais financiers–n'oublions pas que le TGV est financé grâce à des prêts – les frais de fonctionnement, les redevances qu'il faudra payer à la SNCF française, à Alstom» Najib Akesbi Même la création d'un atelier de maintenance à Tanger ne risque pas de réduire de manière considérable les coûts d'exploitation. «Ce qui est cher, ce n'est pas la main d'œuvre, mais les pièces de rechange. Et il est fréquent, lorsque les entreprises vendent un produit à coût assez réduit, de rattraper les marges perdues dans les pièces», rappelle l'économiste. A priori déficitaire, la Ligne à grande vitesse devrait donc être maintenue en vie avec force subventions publiques. «Nous sommes en train de créer une caisse de compensation-bis», fulmine Najib Akesbi. Car si ce ne sont pas les usagers qui payeront l'entièreté de la facture, «ce sera le contribuable». «La seule différence, c'est que cela sera maquillé pour sauver la face», poursuit notre interlocuteur. Le constat de Najib Akesbi est partagé par le journaliste Khalid Tritki, qui a publié une série de tweets où il exprime son inquiétude. Pour ceux qui ne comprennent seulement et ceux qui jouent aux juges sans maîtriser le sujet: Lorsque l'Etat contracte un crédit pour financer un projet supposé économique, le projet lui même, quand il arrive à maturité, rembourse la dette. Mais si le projet n'est viable ou sa maturité à besoin du long terme, c'est l'entreprise publique gérant le projet qui rembourse par compensation, les activités rentables paient pour le projet en phase de maturité. Si l entreprise ne peut pas payer, c'est l'impôt qui paie, le contribuable, monsieur tout le monde. — Khalid TRITKI (@tritki) 17 novembre 2018 Contacté par Yabiladi, l'ONCF n'a pas donné suite à nos sollicitations. Ce que le TGV dit du Maroc Déjà densément doté en voies et moyens de transport – ligne ferroviaire normale, autoroute, route nationale, dessertes aériennes – l'axe Casablanca-Rabat-Tanger se voit désormais renforcer avec une Ligne à grande vitesse. Ceci, au moment où les villes situées à l'extrême sud du royaume ne sont toujours pas raccordées au réseau ferroviaire existant. En se greffant sur un axe bien loti, la LGV, «de par ses caractéristiques propres, est un instrument de hiérarchisation des territoires», comme l'écrit le géographe Stéphane Dubois (2). Nous pouvons, à la suite des conclusions qu'il a tirées au sujet du TGV français, présumer les effets que ce moyen de transport cumulerait au Maroc. L'«effet TGV» étant moindre pour les villes ne disposant que d'une desserte par voie classique à la Ligne à grande vitesse, et profitant surtout à celles qui ont un accès direct, il accentuerait donc la macrocéphalie des régions de Casablanca-Settat et Rabat-Salé-Kénitra et Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, qui renferment à elles seules 48% du PIB national. Il permettrait à Rabat et surtout à Casablanca d'amplifier leurs capacités de projection vers le nord, renforçant encore plus la centralité et la domination de l'axe Casablanca-Rabat sur le reste du Maroc. Quant aux localités traversées par le TGV mais non-desservies par celui-ci, «elles sont en cela victimes de l'effet tunnel. Dans ce cas, l'axe de transport ferroviaire n'en est rien structurant : il cristallise bien davantage les frustrations». (3) La priorisation de la LGV risque également d'accentuer les inégalités régionales et leurs effets négatifs. Les régions au tissu économique peu-développé sont les plus nécessiteuses en termes d'accès au réseau ferroviaire. Sur les 12 régions du pays, seules sept comptent au moins une ville disposant d'un accès à ce réseau, tandis que cinq autres régions ne bénéficient d'aucun accès. Le roi Mohammed VI et le président français Emmanuel Macron, ce jeudi à Tanger, lors de l'inauguration de la LGV. / Ph. Youssef Boudlal - Reuters En partie enclavées pour certaines, à la merci de routes nationales précaires – Ouarzazate et les villes de la région de Draâ-Tafilalet, reliées au centre du pays par un mince cordon ombilical traversant le col du Tichka – et de quelques parcimonieuses (et exorbitantes) lignes aériennes, ces régions attendent leur désenclavement ferroviaire. A l'Est, les villes bordant la frontière algérienne calanchent lentement sous l'effet de l'atonie économique due à la fermeture des frontières, et souffrent de leur position excentrée dans une aire connaissant un faible dynamisme économique. La région de l'Oriental aurait profité d'une multiplication des lignes ferroviaires existantes et d'une extension du réseau aux villes moyennes – Jerada, Figuig, Berkane et Driouch notamment. En mettant Tanger à deux heures de train de Casablanca, la LGV risque par ailleurs de détourner vers Tanger une partie du tourisme intérieur qui bénéficiait à Marrakech et aux villes plus au sud-est (Ouarzazate), alors qu'elles dépendent grandement de la manne touristique. Mais profitera-t-il à l'entièreté de la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma ? TGV : Des effets territoriaux mitigés Certains défenseurs de la ligne à grande vitesse y voient un outil de désenclavement. Outre l'enclavement existant, qu'il entérine, le TGV ne contribuerait qu'étroitement au développement de la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma – ou pourrait même s'avérer contre-productif. Les effets territoriaux des grands équipements de transport sont discutables (4), sinon grandement dépendants des caractéristiques et des dynamiques des territoires auxquels ils s'adressent (5). Dans le cas des trains à grande vitesse, il y a une absence d'effet automatique, les TGV n'étant susceptibles de créer des transformations que grâce à une adaptation réciproque entre infrastructure et territoire, qui conduit généralement à un renforcement des tendances territoriales existantes (6). Dans la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, les tendances actuelles que le TGV risque d'accentuer sont les suivantes : renforcement du commandement exercé par le pôle Casablanca-Rabat sur Tanger, possibilité d'un découplage entre Tétouan et Tanger, qui agissent moins comme un dipôle, comme le souhaitent les pouvoirs publics, que comme un duo d'agglomérations souffrant d'un déficit de coopération. La mise en service du port de Tanger-Med a quelque peu profité à Tétouan, même si elle s'est faite à son détriment (7), mais l'effet d'entraînement exercé par le développement de Tanger sur Tétouan gagnerait à être intensifié par une ligne ferroviaire reliant les deux villes. Hormis Tétouan, le port de Tanger-Med n'a que peu profité aux autres villes de la région. Pointé vers l'Europe, mais pas vers le reste du territoire, il participe d'un «renforcement des zones dites d'ouverture qui bénéficient par ailleurs de gros investissements dans les infrastructures (transports, équipements tertiaires, télécommunications) et à un creusement du différentiel avec les zones en retrait et encore plus avec les zones en repli» (8). La ligne à grande-vitesse risque de creuser cette tendance. Les pouvoirs publics auraient gagné à créer de nouvelles connexions ferroviaires entre les villes du nord, et mettre ce réseau en cohérence avec l'offre à grande vitesse. Cela permettrait aux localités quelque peu délaissées de la région d'en tirer profit, même indirectement. Car entre temps, une ville comme Al Hoceïma, située à la pointe orientale de la région, continue de souffrir de sa marginalisation et de sa position de ville-tampon entre deux régions : Tanger-Tétouan-Al Hoceïma et l'Oriental. Son intégration dans une région mieux lotie que celle à laquelle elle appartenait dans le précédent découpage administratif alimente les demandes de développement, ayant fait l'objet du Hirak du Rif. Maroc : Une LGV qui cache un réseau ferroviaire lacunaire ? Deux ans après les protestations de ses habitants, qui demandaient notamment l'extension de la ligne ferroviaire vers leur ville, ils voient aujourd'hui le chef-lieu de leur région doté d'un TGV, ce qui ne manquera pas de raviver un profond sentiment d'inégalité. En cela, le TGV conforte un choix politique : celui du «Maroc utile», économiquement productif – parce que bénéficiant de plus d'attention des pouvoirs publics et de meilleures infrastructures de transport – à l'opposé d'un «Maroc à la ramasse». Et la LGV Casablanca-Tanger semble être un sacrifice de la régionalisation avancée ou, du moins, du haut principe dont elle s'enorgueillit : assurer le développement égal des régions. Références (1) Olivier Mongin, «Le TGV à bout de souffle ?» (Revue Tous Urbains, n°3-4, 2017). (2) Stéphane Dubois, «TGV : un quart de siècle de bouleversements géoéconomiques et géopolitiques» (Revue Géoéconomie, n°52, 2010). (3) Ibid. (4) Guillaume Carrouet, Valérie Facchinetti-Mannone, Pascal Berion et Cyprien Richer, «Les stratégies d'anticipation des "effets" territoriaux des grands équipements de transport: le cas du TGV Rhin-Rhône» (Revue Géotransports, n°1-2, 2013). (5) Pascal Berion, «Des rails au développement territorial: comprendre la dynamique des projets initiée par le TGV Rhin-Rhône» (Images de Franche-Comté, 2011). (6) Cyprien Richer, Pascal Bérion et Valérie Facchinetti-Mannone, «L'observatoire des effets territoriaux des gares du TGV Rhin-Rhône : contexte, enjeux et perspectives» (Images de Franche-Comté, 2009). (7) Sabine Planel, «Mobilisations et immobilisme dans l'arrière-pays de Tanger-Med : Effet des contradictions de la réforme de l'Etat» (Revue Tiers-Monde, hors-série, 2011). (8) Jean-François Troin, «Régionalisation et mondialisation au Maroc : interférences positives ou déséquilibres accrus ?» (Revue géographique des pays méditerranéens, n°116, 2011).