La lutte pour les droits des femmes se joue aussi sur les réseaux sociaux, où le mouvement #Masaktach a fait écho à des dizaines de témoignages de femmes racontant le harcèlement de rue au Maroc. Au Maroc, les langues se délient pour dénoncer le harcèlement de rue. Sur Twitter, sous la bannière du hashtag #Masaktach (Je ne me tairai pas), des dizaines de témoignages de femmes ont fleuri pour raconter les agressions – parfois commises par des «gamins» –, sifflements, propos déplacés et insultes dont elles font les frais dans l'espace public, le tout sous le regard impassible des badauds. Pêle-mêle, il y a celle qui raconte s'être fait accoster par «une voiture avec cinq gars dedans» au détour d'une ruelle ; celle qui, alors qu'elle était au collège, s'est fait suivre durant tout le trajet du retour ; celle qui a essuyé en pleine rue des «tsss tsss» par un homme qui la scrutait à bord de son véhicule ; celle qui a réussi à esquiver un verre d'alcool en pleine figure qu'un homme lui a jeté après qu'elle a refusé ses avances ; celle qui, à 11 ans, a été accostée dans la rue par un homme «d'une vingtaine d'années» qui lui a arraché un baiser sur le coin des lèvres. Quelle est votre pire expérience de harcèlement dans la rue ? Cc @masaktach — Aida Alami (@AidaAlami) 9 de octubre de 2018 En somme, des dizaines de témoignages qui font état d'un sexisme alarmant. Mais qui, toutefois, semblent confiner à l'anecdotique, tant les pouvoirs publics et les institutions font peu cas de ce phénomène… quand il n'est pas au contraire encouragé par l'impunité et l'insuffisance d'un cadre législatif. Malgré une loi adoptée en février dernier contre les violences faites aux femmes, les agressions verbales sexistes perpétrées sur la voie publique ne font toujours pas l'objet d'une loi spécifique. Et quand bien même ce type de harcèlement serait sanctionné par la loi, encore faut-il prouver qu'outrage, il y a eu. Porte-voix autoproclamés Mais bien avant l'enjeu législatif, il est avant tout question de la libération de la parole des femmes et de l'appropriation, par elles-mêmes, de leurs propres combats. Contactée par Yabiladi, Stéphanie Willman, associée fondatrice de l'association Mobilising for Rights Associates (MRA), se réjouit de l'émergence d'un tel mouvement au Maroc, même s'il faut reconnaître qu'il se cantonne (pour l'heure en tout cas) aux grands pôles urbains. «Au Maroc mais aussi dans d'autres pays, la question des violences faites aux femmes a souvent été monopolisée par les soi-disant – et j'insiste sur cette notion de soi-disant – experts qui se sont autodésignés leaders du mouvement féministe», nous dit-elle. «Or pour qu'on parvienne à un véritable changement social, il faut que les femmes expriment elles-mêmes leurs propres expériences, et pas que celles-ci soient transmises par des soi-disant experts de 2e, 3e ou 4e degré.» Stéphanie Willman, Mobilising for Rights Associates Le psycho-sociologue Mohcine Benzakour, s'il salue l'initiative, se montre plus réservé. Il reconnaît que les réseaux sociaux ont permis aux Marocains, femmes et hommes, d'exprimer leurs opinions et indignations, «mais il n'en reste pas moins qu'ils demeurent face à un écran». Pour lui, «cela ne peut être réellement considéré comme une confrontation car il y a toujours l'écran d'ordinateur ou de téléphone derrière lequel se cacher. Ce n'est pas aussi courageux et audacieux que de faire face à l'harceleur ou à la société». «Ces femmes qui dénoncent le harcèlement sur les réseaux sociaux seront-elles capables d'en faire de même devant leur père, leur famille et la société toute entière ? Les médias sociaux évoluent à un rythme qui n'est pas le même que celui de la société.» Mohcine Benzakour, psycho-sociologue Changer la cible des réflexions et responsabiliser les hommes Qu'à cela ne tienne, ce hashtag a au moins le mérite de jeter un pavé dans la marre, dans une société où les tabous étouffent toute possibilité de dialogue – du moins sur ces questions. «Ce mouvement intervient en réponse à plusieurs autres campagnes telles que #Koun_Rajel (Sois un homme) et à toute une série d'affaires qui ont été révélées, notamment l'affaire Khadija, la jeune fille agressée dans un bus à Casablanca et la tentative de viol filmée près de Ben Guérir», observe de son côté Marouane Harmach, consultant spécialisé dans les stratégies de présence digitale. «Il faut souligner que cette initiative est positive car elle montre que toutes les filles et les femmes peuvent être touchées, quel que soit leur milieu social, leur âge et leur tenue. Elle contribue à l'idée selon laquelle les femmes ne sont pas fautives et ne doivent pas être blâmées.» Marouane Harmach, consultant en stratégie digitale La culpabilité doit en effet changer de camp, abonde Stéphanie Willman. «Ce hashtag est en train de donner une visibilité aux femmes victimes de violences, en l'occurrence dans l'espace public, alors qu'elles étaient autrefois invisibles. Mais les hommes, eux, restent invisibles : il y a bien des chiffres sur les femmes en proie à ces violences, mais il n'y a pas de chiffres sur les hommes auteurs de ces abus. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il est beaucoup plus facile, d'un point de vue scientifique et sociologique, de faire des recherches et d'avoir des statistiques auprès des victimes et des gens qui n'ont pas de pouvoir. Il faut donc absolument changer la cible des réflexions et rendre les hommes responsables de leurs actes.»