Montassir Sakhi, doctorant en anthropologie à l'université Paris-VIII, auteur d'une thèse intitulée «Etre et faire en Etat islamique. Pourquoi et comment des djihadistes français et marocains s'engagent avec Daech», revient sur les motivations des jeunes marocains qui rejoignent les groupes terroristes. Il balaie tout discours victimaire au profit d'un idéal : celui d'une société autre que celle moderne et consumériste. Interview. En mai 2016, Slate publiait un article intitulé «Le cœur du terrorisme international bat au nord du Maroc», en référence à la région du Rif. Partagez-vous cette observation ? Tout dépend. De quel Rif parle-t-on ? Si on parle de la société rifaine telle qu'elle est structurée aujourd'hui au Maroc, la réponse, bien sûr, est non. Il n'y a pas de mouvements de Rifains djihadistes, encore moins de Rifains ayant rejoint le groupe terroriste «Etat islamique». Il n'y a pas de phénomène de départ à partir du Rif. Mais effectivement, en Europe, lorsqu'on parle de Rifains qui rejoignent ce groupe terroriste, on parle en réalité de Belges, de Français ou de Néerlandais qui auraient, de part leurs origines et l'immigration de leurs parents et grands-parents, un lien avec le Rif. La question, c'est de savoir ce qu'ils partagent réellement avec cette société-là : qu'est devenu le Rif en Europe, dans les usines et les mines où travaillaient les parents, dans les quartiers et les écoles en marge des villes partagés par ces enfants ? Ont-ils vraiment vécu dans le Rif ? Non, bien sûr. On parle d'enfants européens qui n'ont connu du Rif que des grands-parents ou des parents qui leur auraient parlé rifain à la maison, pas plus. L'article, ainsi que tout un discours sur les «origines conservatrices», veulent faire croire à une défaillance dans la culture. Ils renvoient à cet essentialisme triomphant à chaque fois qu'on traite du politico-religieux et des phénomènes sociaux. Dans ce cas, ce discours incrimine les parents et pointe un communautarisme sans jamais poser la question des conditions matérielles et surtout de la culture dominante et exclusive dans les pays d'accueil, et qui sont devenus les pays de citoyenneté de ces enfants du djihad. Cet été j'ai réalisé, en compagnie d'un ami et chercheur, Hamza Esmili, un travail sociologique sur la mobilisation politique dans le Rif, notamment sur le Hirak. Ce qui saute aux yeux, c'est cette religiosité aujourd'hui incarnée par l'une des figures du Hirak, à savoir Nasser Zefzafi. La mobilisation politique dans le Rif recourt à des figures d'un islam traditionnel qui revendique justice sociale et dignité, mais surtout d'un islam qui ne met pas l'accent sur des pratiques conformistes et normatives. De là à dire qu'il y aurait un islam salafiste qui serait pourvoyeur de jeunes marocains vers le groupe terroriste «Etat islamique» ou vers le djihad, non, clairement pas. On impute souvent le ralliement de jeunes marocains à Daesh à une perte de repères dans leur propre pays. Qu'en pensez-vous ? Y a-t-il d'autres facteurs ; économiques, politiques ou sociaux ? Tout dépend de quels pays on parle ; du Maroc ou des pays européens ? Il y a une grande différence. D'après les entretiens que j'ai réalisés avec des Marocains [au Maroc] qui ont rejoint le groupe terroriste «Etat islamique», la chose imminente, c'est cette tradition djihadiste : le fait de partir rejoindre des groupes qui recourent à la violence armée n'est pas révélateur d'une rupture avec la société marocaine, ni d'une haine vis-à-vis de la politique telle qu'elle est instituée au Maroc. Leur départ ne s'inscrit pas dans une opposition politique comme c'est le cas en Europe ; ça rentre dans une tradition qui remonte à la première guerre d'Afghanistan (1979-1989), la guerre de Bosnie ou la guerre d'Irak en 2003, lorsque des Marocains ont rejoint des mouvements djihadistes pour combattre les Américains sur le sol irakien. Le fait de faire le djihad au Maroc pourrait avoir un lien avec les Moudjahidines, qui prennent leurs racines dans des mouvements nationaux de lutte pour l'indépendance. Les Marocains qui partent ne sont pas en rupture avec la monarchie nécessairement, et l'Etat marocain a souvent fermé les yeux sur ces départs, quand il ne l'encourage pas. Pensez-vous que cette partie de la jeunesse marocaine est une proie facile pour les groupes terroristes ? Déjà, je suis un peu réticent à utiliser le mot terroriste tel qu'il est banalisé dans les médias. Ce sont des groupements qui recourent à la violence politique. Il y a une liaison à faire avec des groupes d'extrême gauche qui ont recouru à la violence politique à un moment donné dans l'histoire de l'Europe contemporaine, il y a également les mouvements nationalistes, fascistes… Quand je rencontre ces gens qui ont fait partie d'une organisation terroriste, je me rends compte combien il est difficile, voire impossible, de cerner qui recrute qui. Il n'y a pas forcément une façon de distinguer les «recruteurs» des «recrutés». Le législateur et la justice française sont très conscients de cette réalité, c'est pourquoi il n'y a pas de peines spécifiques pour des «recruteurs». Ceci dit, la loi anti-terroriste en France s'applique tant à des hommes qui ont rejoint le groupe terroriste «Etat islamique» pour des raisons diverses - pour porter les armes notamment -, qu'à des grands-parents qui sont partis «faire la hijra», ou encore à des mères qui ont envoyé de petites sommes d'argent à leurs petits-enfants dans les zones de guerre. Aux yeux de la loi, ils sont tous jugés pour des actes terroristes. Bien évidemment, les choses sont beaucoup plus compliquées, mais les mots répondent à une logique hégémonique. Dès lors, la question qui se pose, c'est surtout celle du discours. Ce que je remarque chez ces jeunes, ce n'est pas une attitude victimaire de personnes en proie à des fragilités psychologiques, loin de là. En fait, c'est souvent un discours politico-religieux, théologico-politique qui met en avant la revendication d'une société autre, une critique radicale de la société moderne et consumériste, de démocraties qui ne fonctionnent pas pour tout le monde. Ce qui est idéalisé dans ces discours djihadistes, c'est une société autre, soit en termes d'égalité sociale, soit en termes de fraternité, loin des effritements de nos sociétés contemporaines. Certains vont vous dire qu'ils partent parce qu'ils n'ont plus confiance dans la loi des hommes qui a fait ses preuves dévastatrices sur leurs corps. Certaines personnes que j'ai rencontrées se sont retrouvées, à un moment de leur vie, dans des difficultés économiques. Le chômage, il faut le dire, renvoie à du mépris social. D'autres sont passés par la case prison et l'échec scolaire. Loin de l'idée dominante qui nous dit que «le profil est varié et que ce n'est pas la faute aux inégalités», c'est le contraire que je retrouve sur le terrain : la majorité a subi les inégalités, le racisme, le traitement postcolonial de l'immigration, etc. Et bien évidemment, certain n'ont pas pu trouver refuge dans l'islam ou les autres discours religieux chrétiens ou judaïques qui tentent de renouer des liens communautaires fragiles dans les marges : ils ont fait «Exit». Il s'agit ici de dire que la pensée et le discours complexe du djihad ont trouvé une place dans des endroits de la relégation et de la marginalisation sociales. Enfin, effectivement, il y a une partie, minoritaire, de ceux qui ne sont pas démunis en termes de capitaux économiques et scolaires : ce qui m'intéresse dans les histoires et les biographies de ces jeunes, c'est leurs socialisations et la complexité du discours qu'ils opposent à la société telle qu'ils se la représentent et telle qu'ils la vivent, une société de discipline et du profit. Comment sont embrigadés ces jeunes ? Encore une fois, la question de l'embrigadement rejoint celle du recrutement. Les gens que je rencontre ne mettent en aucun cas en avant une forme de victimisation, même devant le juge lorsqu'ils ne sont pas morts là-bas. Ils revendiquent une pensée derrière cette motivation de départ. Les plus radicaux, lorsque vous leur poserez la question de l'embrigadement, vous reposeront la même question : qui embrigade les gens consuméristes dans les sociétés démocratiques ? Après, comment ça se passe concrètement ? L'idéologie dominante mise en avant, c'est celle d'un ennemi invisible, qui n'a pas de visage. On met en avant le fait qu'il y aurait une propagande sur les réseaux sociaux, exactement comme ce qui s'est passé pendant le printemps arabe. Or, c'est faux. Ces gens partent après avoir vécu dans une société où il y a des mouvements qui ont une présence physique et matérielle capable de faire valoir une pensée qui existe déjà dans la société ; celle qui revendique un idéal islamique. Article modifié le 30/10/2017 à 19h24