Dounia Bouzar est cette combattante sans arme qui ramène les jeunes vers la vie quand Daesh les pousse vers la mort. Elle nous parle de sa stratégie de « guerre »... Dans « La vie après Daesh » (Editions de l'Atelier), Dounia Bouzar dévoile le travail exceptionnel qu'elle fait avec son équipe du Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l'Islam (CPDSI). Mandaté par le ministère de l'Intérieur en avril 2014, ce Centre vient en aide aux jeunes approchés par les groupes djihadistes. Cette association, dirigée avec brio par Dounia Bouzar, tente une approche psychosociale qui consiste à interroger les mécanismes d'embrigadement. Dans le cadre de sa mission, l'experte en laïcité organise des rencontres entre des jeunes « repentis » et des « embrigadés ». Une méthode qui a fait ses preuves. Au total, le CPDSI a été contacté par près de 600 familles. Une cinquantaine de jeunes ont été «désembrigadés ». Dounia Bouzar transmet aujourd'hui son expertise du terrain aux préfectures et aux parents afin des les aider à détecter les premiers signes de radicalisation. L'ancienne éducatrice propose dans son nouveau livre des solutions pour lutter contre l'endoctrinement et le lavage de cerveau. Mais le succès a un prix. Celle que les terroristes désignent comme « La kafira au bandeau » vit désormais sous protection judiciaire. Dans son nouvel essai, l'anthropologue du fait religieux raconte aussi l'histoire de jeunes radicalisés. Dounia Bouzar décrit avec une pointe de romantisme le désenchantement de ces adolescentes qui, en rejoignant « DaeshLand », pensaient trouver un monde idyllique. Elle relate le parcours de ces jeunes filles « miraculées » qui, comme Hanane, ont réussi à fuir Daesh, mais aussi celui de jeunes filles qu'elle n'a pas pu sauver comme Aïda qui est « complètement daeshisée ». Dans « La vie après Daesh », Dounia Bouzar qui parle d'elle à la troisième personne, sans doute par pudeur, se confie aussi sur les violences conjugales qu'elle a subies. « Tout ce qu'on fait c'est grâce aux familles, elles m'ont tout raconté de leur vie. J'ai réalisé que les gens me voyaient tous comme une femme forte qui ne s'est jamais écroulée. Pour les jeunes filles, je suis tata Dounia, le modèle. Je voulais leur dire que moi aussi, je traînais mon lourd passif. Pendant des années, je me suis sentie comme une moins que rien et puis je me suis redressée. Je voulais qu'elles sachent qu'il n'était jamais trop tard. (...)Il a fallu que je subisse les premières violences pour que je me rattache à un prophète, à une religion. J'ai choisi alors l'islam car c'est la dernière religion monothéiste. Je me suis beaucoup retrouvée dans la sunna », confie-t-elle. Aujourd'hui, sa mission, elle la vit comme son « djihad ». Elle veut sauver ces jeunes de l'emprise de Daesh comme elle a été sauvée de l'emprise de son ex-mari. Sa force ? Elle ramène les jeunes vers la vie quand Daesh les pousse vers la mort. Notre correspondante à Paris, Noufissa Charaï, l'a rencontrée. L'Observateur du Maroc et d'Afrique : Vous avez fait le choix de relater principalement des témoignages de jeunes filles embrigadées par Daesh, pourquoi ? Dounia Bouzar : Ce sont les parents des jeunes filles qui nous appellent le plus souvent. Les filles sont, en général, issues de la classe moyenne, n'ont pas connu l'immigration et sont plutôt, de référence catholique ou athée. Ce sont des filles de professeurs, de fonctionnaires, d'avocats, de médecins...Nous avons aussi des filles d'origine maghrébine mais ce n'est pas la majorité. Nous avons 3% de jeunes filles issues de familles juives. C'est pour cela que le débat liant la radicalité à l'intégration, c'est du n'importe quoi ! Qu'est-ce que ces jeunes filles ont en commun ? Une grande sensibilité et des valeurs humanistes. Les rabatteurs les repèrent en faisant des recherches avec des motsclés. Elles ont toutes marqué sur Twitter et Facebook qu'elles voudraient être infirmières, médecins, assistantes sociales. Elles sont altruistes, elles voulaient toutes exercer des métiers qui auraient permis un monde plus juste. Comment se déroule l'embrigadement ? En France, l'embrigadement s'est individualisé. Les rabatteurs sont nés en France et connaissent la culture française. Ils leurs font miroiter plusieurs mythes qui ne sont pas des mythes de terroristes. Il y a « le mythe de mère Theresa » qui s'adresse aux filles qui veulent aller sauver des enfants gazés par Bachar al-Assad. Il y a aussi « le mythe de Lancelot » pour des garçons qui ont besoin de servir à quelque chose et qui vont partir là-bas croyant vraiment faire du bien et éventuellement, combattre les soldats de Bachar al-Assad. Ils ne pensent pas du tout qu'il y a de la cruauté. Au début, on ne leur parle pas de meurtre, c'est à la fin de l'embrigadement qu'ils finissent par regarder des vidéos de décapitation. Les rabatteurs utilisent des techniques de dérives sectaires. Ils font en sorte que le jeune oublie qui il est. Ils lui ôtent tous ses souvenirs et lui intègrent une grille paranoïaque dans la tête. Ils le persuadent qu'il y a un complot contre les rares musulmans qui connaissent le vrai islam. Ils expliquent aux jeunes que s'ils sont mal dans leur peau c'est parce qu'ils sont élus par Dieu. Avec la « tribu numérique », c'est-à-dire, les adultes qui leur parlent toute la journée, il y a une fusion qui se crée. Les jeunes embrigadés finissent par avoir l'impression qu'ils ressentent les mêmes sensations que ce groupe, contrairement aux autres. Pour eux, les parents ne peuvent pas comprendre, les professeurs sont payés pour les endormir comme tous les politiques et les médias. Avec cette grille paranoïaque, ils n'ont plus confiance en personne et du coup, ils se coupent des informations qui pourraient les protéger. Les seules informations qu'ils reçoivent viennent du groupe. Daesh se met à penser à leur place et ils entrent en dépendance. Dans votre livre, vous parlez du rôle que joue internet dans cet embrigadement, qu'en est-il des mosquées ? En France, c'est spécial. Tous les musulmans savent, depuis une dizaine d'années déjà, qu'il y a des micros dans toutes les mosquées. Les gens qui travaillent sur le terrain répètent sans cesse aux politiques que les radicaux sont partout, sauf dans les mosquées. Par contre, ce qui est inquiétant dans ces lieux de culte, ce sont des imams qui se prétendent salafistes et qui habituent le jeune à ne pas penser son islam, à ne pas se demander ce qu'il comprend de son Coran. Pensez-vous que la formation des imams et des oulémas comme le propose le Maroc, peut éviter la radicalisation via les mosquées ? Je ne suis pas contre. Seulement, ce n'est pas ça qui va arrêter le radicalisme. Quelqu'un qui veut rejoindre aujourd'hui Daesh, part du principe que tous les autres sont des égarés. Il aurait fallu le faire avant, pour que justement, l'ensemble des jeunes ait une connaissance minimale de l'islam. Il faut qu'il y ait une philosophie commune. Je pense qu'il faut former les imams comme les professeurs, les magistrats et les flics, à faire la différence entre ce qui relève de la liberté de conscience et la spiritualité, et le début de l'embrigadement. Il y a des imams qui m'appellent pour me dire : « j'ai laissé passer, j'ai cru qu'il passait par une crise un peu orthodoxe et là, il est parti il y a deux jours ». Ne pensez-vous pas qu'il serait nécessaire, pour prévenir la radicalisation, d'étendre vos actions à des pays également touchés par ce phénomène, comme le Maroc ? Je pense que dans chaque pays, les rabatteurs s'adaptent aussi à la culture locale. Les rabatteurs ont affiné leurs techniques d'embrigadement. Je n'ai pas assez étudié le cas de ces pays mais la France est le seul pays où l'on trouve autant de petites embrigadées (âgées de 14 à 16 ans) ! Vous parlez de mères orphelines pour celles dont les enfants ont rejoint le djihad. Comment aider les parents à reconnaître les signes de radicalisation? Ce sont des mères orphelines parce qu'il y en a beaucoup qui ont perdu leurs enfants et puis, même quand elles ne les ont pas perdus, ils sont là sans y être. Chacune de ces mères vous raconte que son enfant a « les yeux dans le vide, qu'il a une espèce d'anesthésie affective ». Ce sont des signes. Les mamans sont les premières qui sauvent leurs enfants. Tout le système de prévention et de dé-radicalisation que je suis en train de mettre en place est possible grâce aux parents. C'est quoi « les petites madeleines » de Dounia bouzar ? Avec les parents, nous avons commencé à réfléchir et avons pensé qu'il fallait rappeler aux jeunes les bons moments qu'ils avaient passés avec leurs familles avant l'embrigadement. Nous demandons aux parents de refaire, avec leurs enfants, les activités qu'ils faisaient avant et avoir des gestes d'affection. Tout ça pour se reconnecter et c'est vrai que ça fonctionne très bien. Quand l'enfant est touché malgré l'embrigadement, il se rappelle de quelque chose. Quand le parent essaye de le raisonner «Tu ne vois pas qu'on te bouffe le cerveau, mais réveille toi! », là c'est fini. Vous dites que le problème au fond en France, en tout cas, c'est que l'on fait mal la différence entre islam et radicalisme, entre un musulman et un islamiste. Comment expliquez-vous ce manque de compréhension ? C'est plus qu'un amalgame. On a tapé sur les musulmans pratiquants pendant des années. Il faut l'avoir suivi pour le croire. Les mamans voilées qui voulaient accompagner les enfants aux sorties scolaires en ont été empêchées. Symboliquement, c'était très agressif. On s'est acharné notamment sur le foulard alors qu'il fait partie de l'islam depuis 14 siècles et nous ne pouvons pas dire que ce n'est pas l'islam, qu'on n'y adhère ou pas. A côté de ça, les radicaux, eux, ont fait leurs lois. Ils ont fait croire que la mixité était complètement interdite. Ce comportement radical, lui, a été accepté. Je pense que la plupart des gens ont gardé une vision très négative de l'islam. C'est dans le même esprit que vous rejetez l'expression de « musulman modéré » ? Le chrétien qui ne coupe pas de têtes, on ne dit pas qu'il est modéré, on dit juste qu'il est chrétien. Donc ça va dans le même sens. Ça les rend presque laxistes de penser que les musulmans seraient des gens archaïques. Dans le livre, je raconte l'histoire de ce père qui coupe la tête des poupées de sa fille et qui en obtient la garde. Le juge a noté noir sur blanc que le papa « coupe la tête des poupées et ne veut pas que sa fille joue au parc ». Donc, pour le juge, c'est un monsieur « très musulman »! C'est presque à mourir de rire, mais c'est très grave. Ça fait dix ans que je dis aux interlocuteurs français du gouvernement : « vous ne vous rendez pas compte, mais vous avez la même définition intégriste de l'islam que les radicalistes ! ». Vous écrivez que « continuer à véhiculer une mauvaise image de cette religion mène à la fois au laxisme et à la discrimination », comment expliquez-vous la mauvaise image de l'islam en France ? à qui la faute ? La France a une histoire particulière avec les religions. Il y a eu la colonisation, avec l'inconscient français qui pense avoir apporté la civilisation aux autres et ensuite, il y a eu une mauvaise gestion politique de la droite et de la gauche qui a perduré. Mais personnellement « c'est MA question, votre question ». Ça fait dix ans que je ne comprends pas et je me demande à qui peut profiter cette confusion. Il y a aussi les monarchies wahabistes du golfe qui donnent une piètre image de l'islam. Vous écrivez dans votre livre que vous vous battez pour que l'on reconnaisse qu'il s'agit d'un problème d'endoctrinement et non d'islam. Pourquoi est-ce que le mot secte n'est pas plus souvent associé à Daesh dans le débat public ? Je l'ai beaucoup employé au début quand j'ai découvert que le rabatteur français était Omar Omsen (qui est peut être mort cet été). Il utilisait vraiment des dérives sectaires dans ses vidéos, j'ai bien repéré ça. Je me suis fait attaquer parce qu'on considérait que quand je parlais de dérives sectaires, je déresponsabilisais les gens. Or, quand je parle de « dérive sectaire », ça veut dire que le rabatteur n'est pas dans la spiritualité, même pas dans le projet politique. Moi je distingue Daesh des frères musulmans. Daesh ne mélange pas la politique et la religion, Daesh a le projet d'exterminer tous ceux qui ne lui font pas allégeance. C'est plus proche du nazisme que des frères musulmans. Les frères musulmans mélangent la politique et la religion. Il y en a des pacifiques et des violents mais ils ne veulent pas exterminer le reste de la planète. Daesh, ce n'est pas qu'une politisation de l'islam, nous sommes quand-même dans autre chose. Ce qui est perturbant c'est votre empathie envers les jeunes filles. Vous faîtes la différence entre un « terroriste barbare et sanguinaire », et « une pauvre ado embrigadée par des salauds », pourquoi certains sont « victimes » quand les autres sont « coupables » ? On n'a pas affaire à ceux qui font partir les jeunes et lorsque c'est le cas, « on se retire ». Les 600 jeunes que nous avons traités en un an ignoraient tous que Daesh tuait tous ceux qui ne lui faisaient pas allégeance. Ce projet que moi j'appelle « purification interne et extermination externe », les jeunes l'ignoraient. Finalement, ce sont des jeunes « désembrigadés » qui, en témoignant de ce que fait réellement Daesh, aident les autres, en phase de désembrigadement, à sortir de leur zone de brouillard. Mais comment ces jeunes passent-ils de l'envie de sauver des vies à celle de tuer, une fois là-bas ? Ils partent au départ pour sauver des enfants gazés par Bachar al-Assad. Le discours djihadiste finit par les cristalliser sur ces victimes et elles en deviennent obsédées. Elles se disent que les musulmans sont massacrés dans l'indifférence. Les vidéos de propagandes accumulent la Centrafrique, la Birmanie, la Palestine, la Syrie. Quand je fais des formations en préfecture, j'ai des extraits de ces vidéos et à chaque fois, j'ai les larmes aux yeux et le coeur qui se serre tellement ces images sont dures. Ces vidéos amplifient la paranoïa. À force de haïr tous ceux qui ne s'engagent pas, ces jeunes recrues finissent effectivement par se sentir prêts à tuer tous ceux qui ne sont pas dans le même camp qu'eux. c'est là que le glissement se fait. Pour votre équipe de travail de «désembrigadement», vous avez laissé tomber les gens « surdiplômés »pour des gens qui ont vécu des situations similaires. Comment se passent vos actions de « déradicalisation » ? Pour eux, nous sommes ceux qui empêchent« la chair fraîche »d'arriver chez al-Nosra ou chez Daesh. Généralement, nous ne voulons pas que le jeune sache qu'il vient dans des séances de désembrigadement. Ça se passe dans différents endroits pour ne pas être repérés. Nous travaillons comme les alcooliques anonymes avec des repentis sauf que nous les appelons « désembrigadés ». Nous mettons dans la même pièce des jeunes désembrigadés qui ont vécu la même chose et qui ont le même profil que le jeune auprès duquel nous intervenons. Du coup, celui qui est embrigadé entend son histoire de la bouche de quelqu'un d'autre et c'est ainsi qu'il se réveille. Au départ, j'avais formé mon équipe de personnes diplômées, mais elles n'avaient pas le mental pour affronter des cas assez atypiques. En plus, quand vous avez quelqu'un qui a fait bac+6 en psychologie ou en sécurité intérieure, il pense que la problématique du radicalisme va rentrer dans sa science. Alors que pour ce travail il faut être humble et pluridisciplinaire. Vous avancez que « ceux qui s'échappent ne sont pas les plus dangereux »? Mais combien de temps peut durer « la zone grise »qui correspond à l'étape durant laquelle les jeunes font le deuil d'une utopie »? C'est le plus dur. Au départ, ils ont tous rêvé d'un monde meilleur. Arrivés à l'âge adulte, ils se rendent compte des injustices de la vie. Daesh leur propose une utopie. Il leur parle d'un monde très fraternel, où il n'y a pas de pauvre, pas de violence, d'un « DaeshLand ». Faire le deuil de cela est difficile. Les empêcher de partir c'est détruire leur château de cartes et les projeter subitement dans le monde réel dans toute sa cruauté. Que font aujourd'hui les jeunes que vous avez aidés ? Vous avez le temps de tous les suivre ? On coache les parents de ceux qui sont déjà là bas en les réunissant par groupes ou lors de séances individuelles et des conversations téléphoniques. Les jeunes que nous suivons de manière intense sont des mineurs et de jeunes majeurs, ils sont une cinquantaine et sont tous bénévoles aujourd'hui, la plupart d'entre eux veulent passer leur bac. Lorsqu'un jeune s'en sort, son ambition première est de ne pas voir les autres tomber dans ce piège, c'est ce que je raconte dans ce livre. Hélas, ce n'est pas aisé pour eux de trouver un job car dans leurs casiers judiciaires, ils sont fichés comme terroristes. Beaucoup attendent leur procès et risquent la détention. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de faire de la « psychologie de bazar » ? Je pense que j'ai fait violence à l'extrême droite lorsque j'ai démontré que ce n'était pas que des gens issus de l'immigration qui répondaient à l'appel de Daesh. Merah et Kouachi étaient certes des cas de radicalisation à cause de la discrimination sociale. Mais ça, c'est l'ancienne génération. Quand j'ai commencé à dire que 50% de ces jeunes étaient issus de familles catholiques de classe moyenne et supérieure, les politiciens ne m'ont pas crue. Le gouvernement est venu les voir dans mes séances pour y croire. Les gens pensaient que je racontais n'importe quoi pour défendre l'islam. Je n'avais encore jamais été attaquée en 14 ans mais, depuis que je travaille pour le ministère de l'Intérieur, je n'ai pas été épargnée car les gens imaginent qu'il y'a un gain à travailler en mission publique, ce qui est débile, à mon avis. D'ailleurs, je compte retourner à mon cabinet le plus vite possible. J'estime qu'aujourd'hui, je suis en mission, c'est mon djihad à moi. « La chaine de la vie contre la mort », c'est un peu votre slogan ? Oui c'est pour contrer cette phrase de Daesh : « on gagnera puisqu'on aime la mort plus que vous n'aimez la vie ». Avec les gamins qu'on voit, on montre le contraire, c'est-à-dire qu'on vit grâce à Dieu, qu'on reste en vie grâce à Dieu et que c'est Dieu qui décide et non pas Daesh.