Il y a quelque temps j'avais abordé cette question avec un collègue médecin arabophone. Il m'a répondu que c'est un faux problème. Nous avions coupé court à la discussion, car on sentait qu'on était sur un terrain miné et surtout sur des visions différentes du monde. Entre celui qui l'a vécu et celui dont l'esprit ne pouvait concevoir de telles situations. Je comprends que sa réponse était plus émotionnelle qu'autre chose. En effet, il faut reconnaître que ce genre de questions est d'une sensibilité politique, idéologique et religieuse sans nom, notamment au Maroc. Ceci dit, le problème de la langue comme barrière d'accès aux soins et aux services de santé est reconnu d'importance majeure dans d'autres pays (ex. le Canada, etc.)…plus démocratiques, cela va de soi. Ceci vient m'interpeller encore ce matin, mais dans un autre contexte. Le vendeur de fourrage, arabophone, a tenté en vain d'établir une discussion avec ma mère. C'était une situation désespérée pour elle et pour lui. Ma pauvre mère est venue me chercher aussi angoissée que perturbée, me disant « Fils, que Dieu te bénisse, viens discuter avec le vendeur de fourrage, je ne comprends rien de ce qu'il me dit…». Le monsieur, un peu mal à l'aise, a tout fait pour établir une communication, mais rien n'est fait. Toutes ses bonnes volontés n'ont pu rien faire. Je me suis dit, si ma mère se trouvait à devoir recourir aux services de santé et qu'elle était toute seule dans un environnement où personne ne parle berbère, je vous laisse imaginer la situation…. Barrière linguistique Ce sujet a surgi déjà il y a quelque temps. Dans le cadre d'une campagne de sensibilisation sur la santé dentaire auprès des populations locales de ma région, j'avais l'occasion de croiser le chemin d'une jeune dentiste d'origine marocaine qui faisait partie de l'équipe médicale française initiatrice de la démarche. La surprise de la jeune fille était d'apprendre qu'au Maroc il y a des populations entières qui ne parlent pas un mot d'arabe. Sa «désillusion» était de savoir, alors qu'elle comptait sur sa capacité à parler l'arabe pour traduire et faciliter les échanges entre l'équipe médicale et les populations, que dans certains endroits de ce pays cela ne sert à rien, ou peu. La jeune dentiste m'avoua qu'elle n'a jamais cru un instant qu'au Maroc, il y a des gens qui ne parlent pas cette langue….Vaut mieux tard que jamais…. En ce sens, il y a environ deux semaines, j'avais accompagné un voisin aux urgences d'un centre de santé. Quand la jeune médecin (non berbérophone) voulait avoir plus d'information, j'avais sollicité l'épouse pour avoir l'information demandée. L'épouse de son côté ne parlait pas un mot d'arabe. Je me trouvais ainsi à faire l'interprète entre les deux mondes. Ce qui compliquait encore les choses, c'est que moi-même je parlais plus le français que l'arabe. En effet, j'ai la chance de comprendre la langue, mais l'affreuse difficulté à la parler…. Ceci dit, la jeune médecin a eu l'ouverture de parler français, vu que c'était la langue qui facilitait davantage la communication pour aspirer à la meilleure prise en charge possible du patient en perspective….Dans la limite des moyens en sa disposition bien sûr …. Au-delà de la sensibilité politique, idéologique ET religieuse que ce genre de questions soulève, notamment pour des personnes ou des partis enfermés dans des visions du monde aussi caricaturales que dépassées. Il reste qu'il faut mettre des visages sur des exemples concrets pour mesurer l'ampleur des drames que cela pourrait engendrer…. Donc, des situations avec des implications éthiques et humaines considérables … Intermédiation dans la relation médecin-patient À titre d'exemple, l'un des dilemmes éthiques posés, notamment pour les spécialistes des questions médicales, se traduit par le fait que j'étais obligé de faire l'intermédiaire dans une relation patient-médecin (ou son proche aidant). Ce cas de figure met en lumière le risque de violation du «secret médical» au regard du fait que je sois un tiers étranger à cette relation, encadrée par le code de déontologie médical. Dans ce cas, l'obligation de soins pousse le médecin à «transgresser» le devoir du «secret médical» pour essayer de communiquer avec le patient (ou son proche aidant), quitte à faire appel à un tiers étranger, afin d'avoir l'information nécessaire pour arrêter un diagnostic. L'interrogation reste posée si dans d'autres situations (ex. VIH-SIDA, viol, etc.) la présence de ce tiers étranger risque d'avoir des implications négatives sur le patient, notamment sur le plan physique, mental ou social….On connait très bien les dégâts que les pressions sociale, religieuse et traditionnelle peuvent engendrer dans ce genre de situations….. La langue, clé de la citoyenneté La deuxième considération est celle du recours aux soins et aux services de santé en elle-même. À défaut de recherches et de données sur la question au Maroc, ce point est d'implications majeures au regard des données disponibles pour d'autres pays. En effet, on accuse des situations où des individus renoncent à avoir recours aux services de santé pour des raisons linguistiques. Même dans des situations où les personnes arrivent à avoir recours à ces services, l'«incapacité» à exprimer leurs problèmes dans la langue du «service», ou à comprendre les consignes du médecin (ou l'inverse), peut amener à des situations préjudiciables pour les patients, notamment par le fait que le personnel de santé risque de ne pas avoir toute l'information nécessaire pour établir un diagnostic ou prescrire un traitement. Ainsi, on pourrait avoir affaire à des diagnostics manqués, des difficultés dans le suivi du traitement et la compréhension des consignes du médecin, voire des problèmes médico-légaux, etc. Ceci dit, au-delà de l'aspect émotionnel que revêt la question linguistique au Maroc, avec tous les va-et-vient idéologiques, religieux ou autres, il est à signaler qu'il y a des vies humaines qui sont en jeux, que le débat doit dépasser les seules considérations stériles et étroites que tout le monde connaît. J'ai donné l'exemple du secteur de la santé, car c'est celui que je connais le mieux. Toutefois, cette réflexion pourrait être élargie à tous les services de l'Etat. La question ne se limite pas à l'arabisation, la berbérisation ou à la francisation, mais va au-delà pour intégrer la notion de la citoyenneté dans les services de l'Etat. Quand le citoyen est mis au centre des préoccupations, le débat deviendra plus serein et surtout plus constructif. Sur la question de la langue notamment. C'est peut-être à ce moment-là qu'on pourrait parler des prémisses de l'Etat de droit pour tous les citoyens…TOUS LES CITOYENS… Visiter le site de l'auteur: http://oumada.wordpress.com/