Comment la transition démographique marocaine qui arrive à son terme a-t-elle pu avoir lieu dans un Maroc qui ne réunissait à ses débuts aucun des facteurs qui expliquent habituellement cette transition ? L'influence étrangère, celle des villes, mais aussi des MRE aura été centrale dans la décision des familles, notamment rurales, de consacrer le peu qu'elles avaient à un petit nombre d'enfants pour leur assurer un avenir meilleur. Avec 2,1 enfants par femme, en moyenne, le Maroc a atteint en 2014, selon les premiers résultats du Recensement général de la population et de l'habitat du HCP présenté hier, jeudi 20 mars 2015, le seuil de renouvellement de la population, communément admis en Europe. En deçà de ce seuil, le nombre d'habitants au Maroc, hors immigration, risque de baisser. Déjà, le taux de croissance de la population, qui n'a cessé de se réduire, n'est plus que de 1,25% par an ces 10 dernières années. Le Maroc est en train d'arriver au terme de sa transition démographique. En Europe, où a été forgé le concept de transition démographique, ce phénomène s'est caractérisé d'abord par une croissance démographique explosive, grâce à la baisse de la mortalité, puis par une croissance plus réduite qui tend vers une population dont la taille n'augmente plus, grâce à la baisse de la fécondité. Le Maroc, comme beaucoup d'autres pays dans le monde, n'a pas vérifié exactement ce schéma. Sa transition démographique a commencé très tôt, dès les années 60, et ne s'est pas accompagnée d'une très forte croissance de la taille de sa population. Mortalité et fécondité ont baissé de concert entraînant une réduction continue de la croissance démographique. La fécondité a même commencé à baisser avant même la mortalité infantile. Cette transition atypique n'a pas non plus été soutenue, en particulier dans les campagnes, par l'alphabétisation des femmes, l'urbanisation, le développement économique et social, considérés en Europe comme des facteurs déterminants. Sous l'influence de l'Europe La transition démographique marocaine s'est en fait jouée en grande partie sous l'influence de l'Europe. En moyenne, au niveau national, si le mariage est tardif et la fécondité en baisse dès les années 60, «c'est peut-être parce que l'empreinte occidentale y est forte. […] Le Figaro et l'Equipe sont imprimés à Casablanca, le Monde, diffusé le jour même, les chaînes télévisées françaises ou la RAI uno, plus écoutées que les nationales », écrit Youssef Courbage, démographe à l'Institut National français d'Etudes Démographiques, spécialiste du monde arabe et grand analyste de la transition démographique du Maroc, dans «Sur les pas de l'Europe du Sud: la fécondité au Maghreb», dès 2002. «Cette imprégnation par les médias et par ses messages démographiques, n'affecte pas seulement une couche urbaine privilégiée ; la télévision – étrangère, notamment - a pénétré les foyers ruraux avant l'électrification généralisée», estime-t-il. Précision importante car la baisse de la fécondité dans le monde rural, a rapidement suivi le mouvement initié par le Maroc des villes, alors qu'à la campagne, moins encore qu'en ville, le développement social et l'instruction des femmes n'était une réalité. Muriel Sajoux, économiste et démographe enseignante-chercheure à l'Université de Tours et Saïd Chahoua, démographe-statisticien à la Direction de la statistique à Rabat, expliquent cette étrangeté par l'idée d'un 'malthusianisme de la pauvreté'. «C'est bien plus probablement la volonté des femmes (mais aussi des couples) d'accroitre les chances de leur progéniture d'accéder à une instruction qu'elles n'ont, elles-mêmes, pas pu recevoir qui peut expliquer en partie cette forte réduction de la fécondité au sein d'une population très majoritairement analphabète », écrivent-ils dans «Transition de la fécondité et développement au Maroc. Un lien complexe et spatialement différencié», en 2012. Une transformation du mode de pensée traditionnel rural qui veut que les enfants soient autant d'assurance de vieillir confortablement. Influence des villes et des MRE Cette transformation s'est faite sous l'effet d'influences extérieures parvenues au cœur de cette société pourtant apparemment très isolée. «On vit à la campagne mais on garde les yeux rivés sur la ville, où l'on travaille à l'occasion. Les aspirations peuvent d'ailleurs l'emporter sur les réalisations. Les zones rurales où la fécondité a le plus baissé se rencontrent généralement dans la zone d'attraction des plus grandes villes : Meknès (et El Hajeb), Casablanca (et Ben Slimane), Skhirate-Témara (près de Rabat, qui n'a pas de zone rurale), Marrakech, Fès (et Sefrou) ou de certaines autres villes qui le sont récemment devenues: Béni Mellal, Settat, Khouribga… », analyse le HCP dans Démographie: Dynamique urbaine et développement rural au Maroc, après le recensement de 1997. «Cependant, certaines zones rurales ont pu arriver à un stade de fécondité assez bas, sans qu'elles ne soient situées a proximité d'une grande ville. Les performances remarquables du rural de Tiznit (et Chtouka), dans le Sud du pays ou celui de Nador, dans le Nord, en témoignent. Le rôle facilitant de la transition qu'exerce la grande ville a peut-être été, dans ces cas d'espèce, remplacé par l'émigration vers l'étranger», ajoute-il. La baisse de la fécondité a donc touché plus fortement que les autres les populations rurales pourvoyeuses d'émigrés vers l'Europe. «Des foyers de communes rurales à faibles fécondités dans les régions Nord (à proximité de Nador) et Sud (à proximité de Guelmim) du pays [forment] les centres d'espaces à partir desquels la diffusion des comportements modernes a été enclenchée vers les communes avoisinantes», analysent Muriel Sajoux et Saïd Chahoua. Crise économique et rôle du père Deux autres facteurs, plus endogènes, peuvent également expliquer la transition démographique inattendue du Maroc «Le prix du phosphate, sa principale ressource d'exportation, a chuté, tandis que les dépenses de l'Etat se sont envolées après la Marche Verte de novembre 1975 et la récupération du Sahara espagnol, analyse Youssef Courbage dans «Révolution culturelle au Maroc : le sens d'une transition démographique», en 2007. En 1983, le programme d'ajustement structurel a inauguré une longue phase d'austérité financière. Celle-ci a accéléré l'érosion de la préférence pour la famille nombreuse. La fécondité est tombée de 7,4 enfants avant la crise de 1975 à 4,4 en 1987», pour seulement 2,1 aujourd'hui. Enfin, le rôle des hommes, dans la décision d'un couple de faire un enfant a souvent été minimisé par l'analyse européenne traditionnelle. «Dans plusieurs pays musulmans, dont le Maroc, la fécondité a commencé à baisser avant que les femmes de 20 à 24 ans n'atteignent le seuil d'alphabétisation de 50% mais après que les hommes de cette même tranche d'âges aient franchi ce seuil», rappelle Saïd Chahoua. L'instruction et l'alphabétisation ont donc bien modifié les habitudes de natalité, mais elles sont passées, dans un premier temps, par les hommes plutôt que par les femmes.