Comment seront les Marocains dans une dizaine d'années ? En 2006, l'Etat marocain a commandé, par l'intermédiaire du lobbyeur français Olivier Le Picard, une étude sur la démographie au Maroc à deux experts reconnus, le démographe Youssef Courbage et le politologue Emmanuel Todd. Intitulée “Révolution culturelle au Maroc : le sens d'une transition démographique”, cette étude est restée confidentielle jusqu'à ce que les auteurs décident récemment d'en rédiger une synthèse pour le site web de l'association Respublica, affiliée au socialiste français Jean-Pierre Chevènement, ex-ministre français de l'Intérieur puis de la Défense et aujourd'hui conseiller de Ségolène Royal. Le Journal Hebdomadaire s'est procuré le contenu original de cette étude qui n'a jamais été publiée dans son intégralité. Elle tord le cou à bien des idées reçues, notamment quand elle conclut que l'islamisme n'est que conjoncturel et que la démocratie est une exigence… Il n' y a a priori rien d'anormal dans le fait que le ministère de l'Intérieur garde secrète une étude commissionnée par ses soins. Sauf qu'en l'occurrence, il ne s'agit pas d'un rapport portant sur la stratégie sécuritaire contre les groupes jihadistes ni sur des quelconques données dont la diffusion représenterait une menace pour la sécurité des biens et des hommes. L'étude en question est une analyse de l'évolution démographique du pays et de ses conséquences sociales, économiques et politiques. Pourquoi donc le ministère où officie l'éminence grise du roi, Fouad Ali El Himma, a-t-il jugé nécessaire de ne pas rendre publique une innocente étude sociologique alors que Meziane Belfkih et son escouade de chercheurs nous avaient abreuvés de rapports et de chiffres sur l'Etat du pays ? Transition démographique A la lecture de l'étude en question, on comprend la discrétion du régime. Réalisée par deux démographes, Youssef Courbage et Emmanuel Todd, l'étude prend à contre-pied les préjugés, bien commode, du régime et de certaines élites sur la société marocaine. L'un des auteurs, Emmanuel Todd, est devenu mondialement célèbre pour avoir prévu la chute de l'Union soviétique en recourant justement à l'analyse démographique. L'étude s'attelle à expliquer les raisons de ce que les auteurs appellent la transition démographique marocaine. Ils tentent ensuite d'en mesurer les conséquences sociales, culturelles et politiques. Ils commencent par définir le processus de modernisation sociale par la baisse de l'indice de fécondité et du taux d'analphabétisme. La première conséquence qu'ils tirent est que la modernisation sociale au Maroc est beaucoup plus avancée que ne le laissent penser les indicateurs économiques. L'indice de fécondité est passé de 5,5 à 2,5 enfants par femme entre 1982 et 2004. Cette évolution a des conséquences extrêmement importantes sur le système de valeurs des Marocains. « Il faut bien voir qu'un passage de la fécondité au dessous de 3 enfants par femme et a fortiori bien en deçà comme au Maroc aujourd'hui, implique en lui-même une rupture de l'idéologie patrilinéaire et des pratiques patrilocales qui structuraient la vie familiale marocaine », écrivent les auteurs. En d'autres termes, en acceptant d'avoir moins d'enfants, les Marocains diminuent les chances d'avoir un garçon. « L'égalisation des statuts masculin et féminin est en marche de par la volonté et l'action même de la population », ajoutent-ils. Dans cette étude, les auteurs expliquent cette chute spectaculaire de l'indice de fécondité au Maroc par la concomitance de deux phénomènes, la crise économique du milieu des années 70 et la hausse du taux d'alphabétisation des hommes. Le premier phénomène a obligé les ménages à chercher de nouvelles sources de revenus avec, comme conséquence, un accès plus ouvert des femmes au monde du travail. Le deuxième phénomène a permis aux hommes de mieux accepter l'émancipation économique de la femme avec ses corollaires sociaux. Les auteurs soulignent aussi fortement les particularités du Maroc par rapport au reste du monde arabe. Et c'est justement la conjonction de cette évolution sociale conjuguée à ces particularités qui renferment le massage quasi-subversif de l'étude. Prêts pour la démocratie Ces particularités montrent que le Maroc est aujourd'hui beaucoup mieux qualifié pour une ouverture politique que ne veut le croire la monarchie et les élites attachées au statu quo. Les auteurs pointent un indicateur souvent oublié dans l'analyse de la société marocaine : Le taux d'endogamie (Mariage généralement entre cousins ou dans le cercle restreint de la famille) est remarquablement bas au Maroc (25%) comparé au monde arabe. Dans les zones rurales du centre ce taux descend même à 20%. C'est selon les auteurs la raison pour laquelle le Maroc ne peut, comme le rêvent certains, suivre la trajectoire d'évolution politique de la Tunisie dont le système « Militaro-féministe » serait lié à un taux d'endogamie de 36%. L'exogamie ou la propension des individus à se marier en dehors de la famille ou du clan est un signe d'individualisme et de recherche d'autonomie. « L'Etat ne gère pas une population attardée, inerte », martèle les auteurs. Les auteurs font aussi le lien entre le multi-linguisme et la baisse de l'indice de fertilité. Leurs recherches pointent une corrélation importante entre les deux variables. Là où on parle plusieurs langues au Maroc, on a tendance à moins procréer. 70% des alphabétisés marocains parlent plus d'une langue. Détail qui a son importance, les auteurs ne « trouvent pas de liaisons entre la pratique d'une langue amazigh et la transition de la fécondité, de même qu'il n'existe pas de corrélation entre amazighe et patrilocalité (établissement des enfants devenus adultes auprès du père) ou amazigh et niveau d'endogamie ». Les auteurs en concluent qu'« il n y a pas un fond anthropologique ou ethnique différent chez les “arabes” et les “berbères” au Maroc. Une pierre dans le jardin des promoteurs des différences irréconciliables entre “arabes” et “amazighs”. Les auteurs expliquent la chute de l'indice de fertilité dans certaines zones rurales par l'immigration vers les pays occidentaux. Le lien des nouveaux immigrés avec leur famille dans le monde rural permettrait ainsi un transfert de valeurs familiales dites “modernes”. L'étude affirme que la démographie des provinces sujettes à la migration internationale s'est transformée, toutes choses étant égales par ailleurs, plus vite que celles des autres provinces ». L'une des parties les plus intéressantes de l'étude concernent la comparaison entre le Maroc et les cas algériens, tunisiens et iraniens. Selon les auteurs, les paramètres de l'évolution marocaine ne correspondent à aucun des autres pays étudiés. En fait, il prédisent une évolution économique et sociale radieuse pour le Maroc dans les 25 années à venir du seul fait de cette évolution démographique qui s'est réalisée presque contre le régime. C'est en réaction à la défaillance du régime à mettre en place des politiques économiques efficaces et à générer une croissance stable que la société marocaine est allée chercher dans ses spécificités pour évoluer et s'adapter. Le raisonnement des auteurs de l'étude est direct. Avec des taux d'alphabétisation prévus aux alentours de 4% pour les hommes et de 8% pour les femmes à l'horizon 2025-30, la population sera « plus performante sur le plan professionnel et plus désireuse de limiter sa fécondité ». Le système éducatif marocain s'améliorera grâce à l'arrêt de croissance des entrées. Les ressources se redéploieront pour améliorer la qualité de l'enseignement. La forte pression sur le marché de l'emploi devrait mécaniquement diminuer. “La” fenêtre démographique « d'opportunité qui s'ouvre pour le Maroc dans les 25 prochaines années résulte de la combinaison d'une croissance démographique forte par le passé mais modérée aujourd'hui », écrivent les auteurs. Et d'ajouter « Le Maroc se retrouve ainsi, à peine deux décennies après, dans la configuration des pays d'Asie ». La chute de la fécondité devrait « susciter un rapprochement des tailles des familles et favoriser la réduction des inégalités de répartition de revenu ». Les auteurs en concluent que la société deviendra plus homogène et plus unitaire. Les auteurs insistent toutefois sur le fait qu'il ne s'agit que d'une fenêtre d'opportunité qui se refermera SI la puissance publique fait « jouer le sens de l'initiative que la population a si bien mis en œuvre dans la transformation démographique ». Des tensions jusqu'en 2013 L'avertissement au régime ne concerne pas seulement sa capacité à mettre en place les institutions capables d'optimiser cette évolution. Dans la partie relative aux risques que présente cette transition démographique, les auteurs prévoient une période de fortes tensions jusqu'en 2013. Les auteurs font implicitement référence aux frustrations sexuelles des jeunes célibataires entre 20 et 30 qui sont aujourd'hui 1,3 million à peupler les villes marocaines. Un réservoir d'énergie qui, couplé aux tensions maximales que connaît et continuera de connaître le marché du travail dans les 6 prochaines années, produit une situation potentiellement explosive. Mohammed VI n'a plus la latitude politique de ramener l'armée et de tirer impunément sur les émeutiers comme l'avait fait son père en 1981 et en 1994. Pour éponger cette énergie, le Maroc à besoin d'espaces de débat. De crédibilisation du politique par une réelle responsabilisation du Parlement et donc des partis politiques. Face à cette évolution, comment réagit le régime ? Promeut-il la gouvernance qu'il faut pour faire face à ces challenges ? Le secret même dans lequel a été gardée cette étude en permet d'en douter. Si on peut, comme le pense Mohamed El Ayadi, critiquer la dimension déterministe de l'étude de Courbage et Todd, il est difficile de réfuter les constats qu'elle contient. Son Etat des lieux est assez argumenté pour l'accepter comme base valide de raisonnement. La monarchie parle de démocratie mais agit exactement comme si le peuple marocain ne possèdait pas le droit et la maturité pour prendre en main son destin. Son refus d'ouvrir le débat sur une réforme constitutionnelle qui donnerait des prérogatives substantielles au Parlement en atteste. Sa volonté récente de vider les élections de leur sens par un découpage électoral anti-démocratique en est une autre preuve. Sans parler de la répression larvée de la presse indépendante. Enfin, l'hégémonisme économique de la monarchie montre plutôt son attachement à des pratiques de gouvernance d'un autre temps. Dans le fameux rapport du cinquantenaire supervisé par Meziane Belfkih, l'universitaire Rahma Bourquia cite dans la partie dédiée aux « valeurs » un sondage mené en 2001 relatif au mode de gouvernement préféré des Marocains. A 82,7 % les Marocains pensent qu'avoir « un leader fort qui n'a pas à se soucier du Parlement et des élections » est un mauvais système de gouvernement. Ils étaient 96% à penser qu'« un système démocratique » était une bonne façon de gouverner leur pays : Le Maroc. Attardés, les Marocains ?