Présenté pour la première fois dans la région et arabe et dans toute l'Afrique, dans le cadre du 20e Festival international du film de Marrakech (FIFM 2023), «Io Capitano» du réalisateur italien Matteo Garrone propose de voir la migration à travers les yeux des migrants, qui ont vécu leur périple du désert à la Méditerranée. Dans ce récit à plusieurs, loin du discours victimaire, l'opus revendique une remise en question de la perception conventionnelle des parcours migratoires, pour leur redonner leurs visages humains qui les composent, mais aussi et surtout leur dignité. On est tenté de voir dans votre film une approche de docu-fiction, d'autant qu'il est le fruit d'un processus collectif, où vous avez associé des migrants qui ont voulu parler de leur expérience périlleuse de traversée en mer. Pouvez-vous nous en dire plus ? Tout a commencé en Sicile, lorsque j'ai pris connaissance de l'histoire d'un adolescent sénégalais, qui a conduit une embarcation de migrants jusqu'en Italie, sans qu'il ne sache comment maîtriser le véhicule. Je l'ai rencontré à Catane, alors qu'il avait 15 ans. J'ai ensuite fait des recherches pour me documenter, en amont du film, en rassemblant des photos et des vidéos qui retracent ces parcours migratoires en mer. Cette étape de la préparation était très dure, émotionnellement. On ne pouvait pas rester indifférent face à la douleur humaine. J'ai ensuite cherché à rencontrer plusieurs autres personnes qui ont fait cette odyssée. Tous ensemble, nous avons commencé à écrire l'histoire du film que vous avez vu, et qui a pu être racontée aujourd'hui grâce à ces personnes-là qui l'ont vécue, qui se sont rassemblées pour la reconstituer au cinéma. Mon rôle a donc plutôt été celui d'un intermédiaire, en mettant ma vision de la réalisation à leur service et au service de leur récit de vie, afin qu'ils puissent prendre la parole eux-mêmes et dire les choses à partir de leur perspective. C'était important pour moi de travailler sur la question de la migration, plus que jamais mise en avant à travers le monde mais souvent par un prisme de vue restreint, qui ne permet pas toujours au migrant de mettre lui-même des mots sur son vécu. J'ai souhaité filmer comme une sorte de contre-champ, pour proposer de voir différemment, de questionner différemment, en mettant en lumière cette fois-ci une expérience migratoire réelle, vécue par ceux qui nous la racontent. Vous avez filmé à divers endroit, lieux et régions, notamment au Maroc. Où avez-vous voyagé, dans le cadre de l'ensemble du tournage ? J'ai filmé dans différentes régions. Nous avons été dans le désert du Niger, à Agadez et dans le désert au Maroc, près d'Erfoud. Pour les évènements qui se déroulent en Libye, dans le film, nous avons fait notre repérage à Casablanca. Nous avons filmé une partie dans les quartiers périphériques de la ville. En ce qui concerne les séquences qui se déroulent dans la prison tenue par la mafia libyenne, nous avons mis en place notre plateau de tournage à l'intérieur de bâtiments existants à Casablanca également. En tout, la partie du tournage au Maroc a duré deux mois. Après, nous avons tourné les scènes du bateau en mer en Sicile. Vous avez beaucoup fait appel à des symboles, à travers les images ou les personnages eux-mêmes. Vous avez mis en image la figure maternelle, qui a une grande importance dans nos cultures africaines et méditerranéennes. Issue principalement du théâtre, la comédienne sénégalaise Ndeye Khady Sy a incarné le rôle de la mère de Seydou, interprétant un personnage très fort et imposant par sa présence. Comment s'est fait le choix de l'actrice ? En effet, la figure de la mère est communément très importante dans nos sociétés et nous n'y échappons pas en Italie ! Avec l'équipe, nous étions bien conscients qu'il était éminemment important d'être attentif au choix de l'actrice incarnant ce personnage, qui doit être profondément humain, empathique, très fort et sensible à la fois. Nous avons imaginé que la maman de Seydou serait tout cela, car plus elle s'investirait entièrement dans son rôle protecteur, plus le contraste s'accentuerait avec la promesse non-tenue de son enfant, qu'elle a voulu convaincre de ne pas partir, mais qui finira par suivre son cousin dans ce périple. La nécessité pour nous donc de bien souligner le sentiment de culpabilité chez Seydou était tributaire de la force du personnage de sa mère. De ce fait, c'est avec la plus grande attention que nous avons choisi l'actrice pour ce rôle. Nous avons découvert Ndeye Khady Sy au Sénégal. Elle est très professionnelle, très talentueuse, sensiblement expressive avec beaucoup de grâce. Par sa façon d'être, elle s'est réellement mise dans la peau du personnage. Elle était pleinement dedans et elle s'est entièrement investie, telle une mère envers son enfant. Le choix de Seydou Sarr n'a pas été le fruit du hasard non plus. Il a montré un talent d'acteur de haut niveau, grâce à sa capacité de travailler sur l'expression par le regard notamment, de jongler entre les émotions avec une grande fluidité, en passant de l'adolescent envahi par ses peurs de l'inconnu, à l'adulte précoce et téméraire, animé par un sentiment de responsabilité. Comment s'est opérée la direction des acteurs ? Dans le cadre d'un casting que nous avons organisé au Sénégal, nous avons rencontré beaucoup de jeunes. Lorsque j'ai vu la prestation de Seydou Sarr parmi eux, j'ai vu un acteur fort par sa spontanéité et son empathie. A l'écran, je suis joyeusement surpris de son niveau d'interprétation très élevé cinématographiquement, qu'il nous a offert du début jusqu'à la fin du film. J'ai été très chanceux de trouver Seydou, car il a fait la plus grande force de l'opus grâce à son jeu d'acteur, à son humanité et à sa spiritualité. Son innocence va droit au cœur des spectateurs. Nous savons que le cinéma est fait d'émotions. Si les acteurs sont empathiques, les émotions opèrent dans toute leur beauté, pour nous mettre en immersion avec les personnages, dans une forme de communion qui pourrait même se passer de toute réplique. C'est comme cela que nous pouvons vivre une expérience humaine et émotionnelle avec ces acteurs, au bout du parcours de vie où on accompagne ces rôles-là, qui nous renseignent, en définitive, sur l'humain tout simplement. Nous savons aussi qu'à la fin de ce parcours migratoire, des gens meurent en mer. Mais nous n'avons jamais vécu cette expérience avec eux. En préparation pour son rôle, Seydou a lui-même fait une immersion avec les migrants qui ont réellement vécu ces expériences. Au fur et à mesure de l'étude de son rôle, Seydou a lui aussi découvert des choses qu'il ne savait pas. Ceci l'a beaucoup aidé à se mettre dans la peau du personnage. Seydou Sarr et Moustapha Fall dans Io Capitano Après, l'élément clé de la réussite de sa prestation est qu'il a mis beaucoup de sa personnalité de ce qu'il est dans ce rôle-là, ce qui a rendu son personnage très attachant. Ce dernier reste humain jusqu'au bout. En tant que spectateurs, on est tenu en haleine et on veut qu'il reste sain et sauf. C'est une aubaine d'avoir avec nous un acteur qui a réussi une interprétation si intense en émotions, jouée en toute sincérité. Dans la dernière partie du film, vous avez opté pour des plans serrés en mouvement, ce qui accentue l'immersion avec les migrants à bord du bateau. Sachant que ces prises ont été faites véritablement en mer, à quel degré avez-vous pu maîtriser la situation ? Filmer sur un bateau en mer est toujours un exercice très difficile. L'espace est considérablement limité et nous étions nombreux à bord. Nous avons utilisé une caméra sur épaule, en serrant les plans justement, pour avoir un effet de mouvements. Mais je dois dire que ces prises tiennent plus du réel que de la mise en scène ou de la direction des acteurs, car les migrants qui y ont participé ont souvent recréé en fait ce qu'ils ont déjà vécu. Pour être honnête concernant cette partie-là, je peux vous dire que j'ai été leur premier spectateur, qui regardait en se demandant ce qui allait se passer ensuite ! Je les ai simplement laissé exprimer tout ce qu'ils voulaient, sans intervenir dedans et sans leur mettre d'entraves. C'est un film où nous avons réellement travaillé tous ensemble, main de la main, avec le parti pris d'adopter une approche où l'on se base principalement sur la recréation de situations véridiques et documentées. C'est pour la première fois que votre opus est montré en Afrique. En présentation, vous avez rendu hommage aux migrants, ainsi qu'à la population marocaine, d'autant que vous avez travaillé avec des compétences locales lors du tournage. Vous les avez salués justement en disant que «nous avons fait ce film tous ensemble». Comment vous sentez-vous, maintenant qu'il a été projeté ici ? Je ressens un grand soulagement ! Sincèrement, je ne savais pas comment le public accueillerait notre film au Maroc et je me posais beaucoup de questions. Le fait qu'il ait été si bien perçu, avec les jeunes acteurs qui ont été longuement et intensément acclamés par la salle, nous laisse penser que nous pourrions montrer cet opus à une plus large audience dans toute l'Afrique, en étant un peu plus confiants sur la perception. Nous serions ravis de le faire. Les acteurs principaux du film s'expriment sur leur baptême du grand écran Moustapha Fall (dans le rôle du cousin de Seydou) : «Au Sénégal, je faisais déjà du théâtre. Me trouver sur un plateau de tournage m'a appris que le jeu d'acteur au cinéma était très différent de celui que je connais sur les planches. Participer au film m'a également appris qu'il y a des gens qui souffrent, simplement dans l'espoir d'accéder à une vie meilleure. J'en ai aussi tiré des leçons de vie qui vont changer ma vision des choses à jamais. Si c'est à refaire, je n'hésiterai à aucun moment, car j'ai été honoré à travers ce rôle d'être une voix des sans voix, d'une certaine manière. C'est une très grande fierté pour moi. J'ai toujours rêvé d'être un acteur international. Avec ce premier film, je serai ravi que ce ne soit que le début.» Seydou Sarr (dans le rôle de Seydou) : «Quand j'étais petit, j'ai toujours rêvé d'être footballeur. Je n'ai jamais fait ni cinéma, ni théâtre. C'est donc pour la première fois que je joue devant la caméra, ce qui m'a permis de découvrir un nouvel univers et d'en acquérir de l'expérience. Ce film m'a fait grandir : j'ai appris des choses que je ne savais pas, j'ai rencontré des migrants qui ont réellement vécu les situations racontées dans cet opus, alors que j'en entendais simplement parler. Etre associé à ce travail m'a permis de connaître ces gens-là, de visualiser ce qu'ils ont enduré. Ils m'ont ouvert les yeux sur des choses encore plus graves que celles que nous voyons à propos des tragédies humaines en mer. Aussi, Matteo Garrone a beaucoup travaillé avec moi pour que je puisse développer mes capacités à me mettre dans la peau d'un personnage. Le tournage a été parfois très difficile, émotionnellement, mais on l'a fait. La partie la plus dure pour moi a été justement celle que nous avons tournée au Maroc. Dans les scènes au cœur du désert, lors de la traversée des migrants à pieds derrière le passeur, le personnage que j'ai interprété a été amené à porter secours à l'une des migrantes, qui était mourante. Dans la vie réelle, mon père est mort dans mes bras, exactement comme dans la scène du film. C'était très difficile donc pour moi de la tourner, car je l'ai vécue comme une remise en situation du décès de mon aïeul. Dans ce film, beaucoup de scènes ont été rejouée à plusieurs reprises. Mais avec l'émotion qui se dégageait dans celle-ci, nous avons fait une prise unique et lorsque cette dernière s'est terminée, j'ai continué à pleurer sur le plateau car je ne voyais plus le personnage de la migrante, mais plutôt mon père. Mais en même temps, jouer cette scène m'a beaucoup aidé, car elle fait partie désormais de mon processus de deuil. Je dirais, au final, que ce film m'a fait savoir que j'avais un don que je ne connaissais pas et qui m'a été révélé grâce à ma participation. Comme Mustapha, j'espère aussi que ce ne sera que le début.»