Comptant au moins sept prix dans son palmarès mondial, depuis sa récente sortie en mai 2022, «Le Bleu du caftan» représente le Maroc dans la compétition officielle du 19e Festival international du film de Marrakech (FIFM), qui se tient du 11 au 19 novembre. Maryam Touzani, sa réalisatrice, montre enfin cet opus tant attendu au public national, pour lui raconter le vécu de Halim, marié à Mina, tenant une boutique de caftans dans la médina et vivant avec le secret de l'homosexualité qu'ils ont appris à taire. Une poésie imagée et intimiste sur les combats intérieurement menés pour le paraître. Lors de la précédente édition du FIFM, en 2019, vous étiez là pour présenter votre film «Adam». Après la crise sanitaire, vous revenez cette année pour «Le Bleu du caftan» qui est en compétition, après avoir reçu plusieurs prix dans d'autres festivals à travers le monde. Comment vivez-vous ce «retour à la maison» ? Voir mon nouveau film projeté pour la première fois au Maroc, devant son public naturel, est quelque chose de très émouvant pour moi. J'ai attendu ce moment avec beaucoup d'impatience. On a beau présenter ses longs-métrages partout dans le monde, je suis marocaine avant tout, c'est un film qui raconte des personnages marocains, ancrés dans la culture marocaine, c'est donc un moment très important pour moi de rencontrer les spectateurs. J'ai vécu un moment particulièrement beau, lundi lors de la première projection, encore plus avec l'émotion que j'ai ressentie dans la salle, les témoignages et les retours après cette séance. J'en suis très émue et touchée. Le nouveau film que vous présentez lors de cette édition du FIFM semble comme une continuité d'«Adam», dans une forme de huis clos qui s'ouvre sur l'intériorité plutôt que la narration. C'est votre parti pris pour mettre en avant les émotions et non les dialogues ? En revoyant mes films, ces dernières années, je me suis rendue compte que j'allais naturellement vers cela. Ce n'est pas une construction rationnelle. J'écris toujours en réponse à un besoin émotionnel d'abord, puis je suis le chemin vers lequel cette écriture me mène. Je ne décide pas d'emblée que ce processus doit être celle d'un huis clos ou non. Je me laisse porter par mes personnages. Je suis très inspirée par la littérature. Je lis beaucoup et je pense que c'est l'une des raisons pour laquelle j'aime m'enfermer avec mes personnages et être dans leur tête. Au lieu des dialogues à outrance, je préfère ne garder que l'essentiel, pour raconter les choses autrement, se sentier réellement dans la peau du personnage et faire l'expérience de son combat personnel. Pour cela, je choisis quelque part de me couper du monde extérieur. Le huis clos répond à cela. Il permet un ancrage dans la société pour comprendre d'où viennent les protagonistes, qui ils sont par rapport à où ils habitent, où ils sont nés et où ils évoluent. Ce qui m'importe, avant tout, n'est pas de faire un constat social ; c'est l'intime. C'est ce que ressentent ces personnages dans leur for intérieur. Je veux plonger dans leur intime en les filmant le plus proche possible, puis m'en détacher et prendre du recul pour les voir évoluer, sans jamais tomber dans le voyeurisme. C'est déjà présent dans mon écriture que je conçois toujours de manière très visuelle. Comment s'opère l'expression de la complexité qu'illustre le contraste entre l'être et le paraître en société, et le visage plus sombre des interactions à une échelle plus intime, dans les espaces clos, où des secrets se révèlent ? Je le conçois ainsi, parce que ce sont d'abord mes personnages qui m'intéressent. Ma motivation est toujours de faire des films sur des individus et leurs histoires personnelles. Derrière cela, je veux apprendre à les connaître, creuser pour sonder leurs âmes, faire leur expérience et vivre leurs vécus. La cinématographie, dans ce processus, a une place primordiale pour moi. L'image a une grande place, parce qu'elle m'aide à raconter ces personnages-là. C'est ma manière de vouloir le faire. Dans mon scénario écrit, il y a déjà les couleurs, les textures, je les vois. Le temps de préparation est toujours très important pour moi dans les films, y compris dans «Le Bleu du caftan». Je passe un long moment dans cette étape-là, comme si j'étais en train de peindre un tableau, pour moi l'amoureuse de la peinture. C'est une émotion qui sera racontée par une couleur, par un trait, par un petit détail, mais sans que ce ne soit réfléchi. J'écris d'abord et je découvre ensuite qu'est-ce que cela donne. Je relis beaucoup aussi, puis je me laisse conduire par le travail en amont sur la mise en scène. La vie est faite de détails et on passe souvent à côté, parce qu'on est toujours pressé. Le cinéma nous donne cette possibilité d'imposer un autre rythme plus long, autre que celui qui s'impose à nous ailleurs. Dans «Le Bleu du caftan», j'aime m'attarder sur la broderie de Halim, parce qu'elle me raconte qui il est. Je ne suis pas en train de faire un documentaire sur la broderie, mais je veux que cet élément me dise des choses sur l'homme qui est derrière. Dans le film, Halim panse ses plaies en brodant le caftan. C'est une partie de lui qu'il essaye de réparer en cousant, en se protégeant du monde. Pour moi, la cinématographie et l'image ont un sens, à partir du moment où elles m'aident à raconter, ce n'est pas uniquement pour la beauté de l'image en elle-même. C'est un récit imagé qui ne cherche pas la confrontation avec la société. La confrontation et le déchirement sont plus intérieurs. Je crois que toutes les choses qu'on ne vit pas extérieurement, qu'on n'arrive pas à extérioriser, sont beaucoup plus violentes. C'est un film sur le non-dit et j'ai voulu rester dans cet univers-là. «Le Bleu du caftan», un film de Maryam Touzani (2022) «Le Bleu du caftan» est une fiction qui parle de réalités, comme vous l'avez décrit aussi concernant «Adam». Ces deux films se passent dans la médina, où l'on a longtemps vu des femmes accueillir de jeunes filles enceintes hors-mariage pour leur permettre un abri, comme on a vu aussi des histoires de familles où le père cache une homosexualité connue par l'entourage mais jamais dévoilée. Avez-vous été témoin de ces vécus-là ? La médina est un lieu qui m'inspire énormément. J'ai grandi à Tanger et j'ai découvert la médina de Casablanca quand je m'y suis installée. Humainement, c'était une grande découverte pour moi. J'ai vu des couples comme celui Halim et Mina dans ma ville natale, lorsque j'étais enfant. L'histoire dans «Le Bleu du caftan» vient de là, mais aussi d'une rencontre, plus tard, avec un homme vivant la même situation que Halim, cette fois-ci dans la médina de Casablanca, pendant mes repérages. Cela a été le déclic, car il m'a rappelé ces souvenirs de l'enfance et du voisinage de l'époque. On entendait quelques bruits qui couraient sur des pères de famille qui menaient une vie parallèle, sans mettre réellement le doigt sur l'homosexualité que l'entourage sait pourtant. Ces situations existent encore. Je connais aujourd'hui des hommes âgés, qui ont des enfants mais qui mènent encore cette double vie. C'est un parcours de vie qui m'a touchée, j'ai ressenti le poids de la violence quotidienne lorsqu'on se réveille, chaque matin, en devant faire semblant devant toute la société.