«Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens» aiment à répéter les millions de Français en proie à l'éternel vertige identitaire de «citoyens issus de l'immigration». Un vertige tantôt vécu comme le «paradoxe de l'immigré», tantôt matérialisé par un rejet des symboles français. Un proverbe universel qui reflète la nature humaine, la quête permanente de mieux cerner son passé, individuel ou collectif, pour pouvoir appréhender son futur. A l'heure où l'Algérie célèbre le cinquantenaire de son indépendance, l'éternel débat sur «la guerre d'Algérie» et les bienfaits de l'après-1952 resurgit avec toujours autant de passion et de querelles identitaires. Une donne qui laisse peu de place au recul. Pourtant, à s'y pencher de plus près, cette fameuse question mémorielle ne semble pas être l'apanage des seuls Français et autres intellectuels issus des rejetons de l'ex-Empire français, actuels confettis du vieil Empire compris. En la matière, les historiens et polémistes, aussi bien les détracteurs de la «tyrannie de la repentance» que ceux qui remettent en cause le modèle mémoriel républicain, montrent à travers la nature même du débat qui les oppose un constat clair et qui ne fait aucun doute : la France souffre de «son passé qui ne passe pas». Et ce, alors même que la durée qui sépare lesdits évènements de leur traitement politique et historiographique dépasse le demi-siècle. Au temps de la Quatrième République, alors que les «évènements d'Algérie» commençaient à s'inscrire dans un espace temps de plus en plus durable, il était absolument impossible de faire passer cette véritable guerre pour ce qu'elle était: à savoir une lutte des «musulmans, des «indigènes» pour enfin acquérir ce fameux «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes» consacré par 58 Etats en 1948 à … Paris. Les gouvernements se succédant à un rythme hebdomadaire, voire mensuel, il ne fallait surtout pas révéler aux Français que les «troubles d'Algérie» en étaient notamment à la source. A l'heure même où le général de Gaulle avait fait avaler au peuple français la pilule du mythe de la «France résistante», il est aisé de comprendre qu'il était inapproprié sinon suicidaire de reconnaître que les Algériens s'engageaient dans une lutte visant le même objectif que celui réalisé par l'homme de l'appel du 18 juin : la Libération, la fin de l'Occupation par une puissance étrangère. Plus encore, il n'était pas uniquement question d'une terre militairement occupée, mais d'une terre durablement colonisée, depuis plus d'un siècle alors, et accueillant de vrais français, par opposition aux musulmans, de jure Français de seconde zone, et soumis en réalité au Code de l'Indigénat. Il aura fallu que cinquante années passent afin que l'amnésie sélective enterrant cet épisode trouve un remède : c'était le 18 octobre 1999 dans les enceintes du Palais Bourbon. Une reconnaissance qui semble très tardive, mais dont la lenteur n'est que relative comparé au demi-siècle écoulé entre l'Occupation et la reconnaissance officielle du gouvernement de Vichy, accusé d'avoir secondé «la folie criminelle de l'occupant». Une plaie donc, dans la mémoire d'Algériens, ou plus précisément de ces nouveaux «Français issus de», trouvait enfin un pansement. Mais à défaut de penser le changement, c'est le changement de pansement qui a primé : la loi du 23 février 2005, rouvrait une énième fois le débat en visant à ce que nos programmes scolaires «reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française Outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Abrogée une année plus tard, le douloureux épisode algérien n'est toujours pas en reste. Et pour cause : le 23 juin dernier, à l'approche du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, le maire de la commune d'Aix-les-Bains décidait de baptiser une place du nom du général Bigeard, ancien protagoniste de la bataille d'Alger en 1957 et qui confiait récemment ne «rien» regretter de l'usage qu'il a pu faire de la torture («un mal nécessaire» en somme). Si l'épisode de l'indépendance algérienne, particulièrement violent, provoque encore des remous et déchirures au sein même de la société française, c'est effectivement le modèle mémoriel français dans sa globalité qui se trouve remis en cause. Le cas de l'ère Vichy susmentionné siège ici aux côtés du cas algérien pour illustrer l'échec de ce modèle dans tous ses aspects. Inutile de citer Rama Yade, Yazid Sebag ni même Nadine Morano, pour le constater, le visage de la France a changé. Resté longtemps monolithique, en termes de mélanine, la France a accueilli des vagues d'immigration de plus en plus importantes à partir de la fin du 19ème siècle. Si les premières vagues étaient majoritairement issues du Vieux continent (Europe centrale et occidentale), en parfait accord avec l'héritage «judéo-chrétien» revendiqué aujourd'hui (le trait d'union enterrant un passé historique teinté de pogroms et d'antisémitisme), les vagues post-Seconde guerre mondiale, elles, accueillent par centaines de milliers des gens issus de cet (ex)Empire que la France a longtemps voulu préserver. Venus dans un premier temps travailler, ces immigrés majoritairement issus du Maghreb, étaient habités par le mythe du retour au pays et ne portaient pas de revendications exclusivement politiques. En revanche, leurs descendants, rompus à l'idée d'un retour, ont constitué dans les années 1980 jusqu'à nos jours, cette génération qui revendique l'égalité politique et un statut de Français «à part entière» et non entièrement à part. Par conséquent, alors même que les communautés juive et arménienne produisaient des entrepreneurs (sans connotation matérialiste aucune) du «devoir de mémoire», les fils d'indigène se sont attelés à la tâche et ont milité, depuis la fameuse «Marche des Beurs» jusqu'au Mouvement des Indigènes de la République en passant par le collectif antillais-réunionnais-guyanais pour la reconnaissance de l'esclavage comme «crime contre l'humanité», pour une égalité réelle au sein de cette société française dont ils composent les multiples visages. S'ensuit naturellement un éclatement du modèle républicain, mémoriel et assimilateur. Historiquement fondé sur une lutte contre les particularismes – linguistiques et régionaux – ce modèle a constamment cherché à dissoudre les minorités au profit d'une République une et indivisible. Et ce, précisément au nom de l'universalisme. Or, à l'heure où la France compte sur son territoire entre 7 et 8 millions de nouveaux Français «issus de», de confessions diverses et variées, et revendiquant chacun à leur manière leurs particularismes, comment un tel modèle peut-il être encore promu ? C'est avec cette nouvelle équation que la France plurielle doit aujourd'hui composer. En ce sens, le biais législatif a longtemps été privilégié. A la faveur du contexte historique – moins de deux décennies ont séparé la loi de réhabilitation des militaires français ayant commis des crimes de sang pendant la guerre d'indépendance algérienne de la reconnaissance de la guerre d'Algérie -, ce biais aussi centralisateur que le modèle républicain français, a pourtant aussi bien répondu à des attentes menées par des entrepreneurs issus de telle ou telle communauté, que fait le jeu de lobbies à des fins électorales comme ce fut le cas en 2005 et plus récemment (loi pénalisant la du génocide arménien, censurée par le Conseil constitutionnel le 28 février 2012). Hélas, une loi vise par définition à s'appliquer à tout citoyen qui y est soumis, et non pas à satisfaire les revendications de telle ou telle communauté. De surcroît, si ces lois sont dictées par des impératifs politiques, voire des intérêts électoraux, la France n'est pas épargnée au cours des années à venir. Aussi, comme l'illustre la pluralité des mémoires dans le cas de l'épisode algériens (Harkis, Pieds-Noirs, Français d'origine algérienne), serait-il temps de rendre aux historiens le rôle qu'il leur revient, d'ouvrir – sans contrainte législative aucune – le débat dans les milieux intellectuels et civils, pour permettre à chacun de reconnaître sereinement «d'où vient» son concitoyen. Parallèlement, l'enseignement du «devoir de mémoire» conduit de façon objective au sein des écoles républicaines, demeure le meilleur moyen de lutter contre toute forme de communautarisme et par là même, de rejoindre le combat du général de Gaulle dans sa quête pour que Colombey-les-Deux-Eglises ne devienne pas «Colombey-les-deux-Mosquées». De la sorte, une histoire unanimement partagée aurait bien plus de chance de rassembler les Français qu'un «paquet législatif» conduisant à une concurrence tantôt mémorielle, tantôt victimaire.