Un mois avant l'élection du 7 octobre, j'avais prédit la victoire du PJD. J'écrivais alors dans un éditorial que « je m'attends au succès du PJD lors du scrutin du 7 octobre prochain, et il sera suivi du PAM, puis de l'Istiqlal… Sur le plan des chiffres, je pense que le PJD obtiendra entre 125 et 130 sièges le PAM en aura entre 80 et 85 et l'Istiqlal entre 40 et 45 ». Je vous laisse comparer ces prévisions avec les résultats annoncés par le ministère de l'Intérieur samedi aux premières heures. Mais j'ai un commentaire à faire sur le score du PAM, arrivé second avec 102 sièges, loin de ma prévision. Le chiffre est exagéré et rares sont les personnes qui lui accorderont du crédit, et c'est pour cela que je pense que personne au sein de l'Etat ni des autres partis ne prendra ces 102 sièges vraiment au sérieux. Point à la ligne. Passons maintenant à la lecture des résultats du second scrutin organisé au Maroc depuis le printemps arabe, ainsi qu'à leurs indications politiques. Les statisticiens disent que les chiffres ne mentent pas mais, dans le même temps, ils requièrent une lecture des performances de chacun et nécessitent d'en tirer les conclusions et les messages qu'ils envoient. Commençons par le taux de participation, passé de 45% en 2011 à 43% vendredi dernier. Je pense que ce recul tient à plusieurs éléments, dont le premier est la décision de l'Intérieur de maintenir les listes électorales qui ont éloigné tant de jeunes des urnes, dans l'idée que plus il y aura d'électeurs, et plus « on engraissera le PJD ». Une deuxième raison est la peur distillée avant l'élection par l'autorité qui a agité l'épouvantail de la division de la société marocaine entre un « parti fondamentaliste frériste » et une « formation moderniste et laïque », et la marche de Casablanca était un modèle de cette opposition aussi aigue que fausse qu'on a laissé germer dans l'esprit des Marocains et qui éloigné tant de citadins des bureaux de vote. Il existe une troisième raison de la baisse du taux de participation, malgré une augmentation du nombre d'électeurs/électrices, et c'est le soutien appuyé apporté par l'autorité au PAM, ce qui a conduit les gens à se dire que « les jeux sont déjà faits » et qu'il n'est donc pas nécessaire de se déplacer et de se déranger. Passons maintenant à la victoire du PJD dans ce second scrutin post-printemps arabe, qui représente une des ces « exceptions » qui caractérisent le Maroc par rapport à d'autres pays où les jeunes et moins jeunes se sont engagés dans des guerres civiles qui ont mis leurs sociétés à terre. Benkirane a donc non seulement maintenu son score de 107 députés mais il y a ajouté 18 autres, après 5 années au gouvernement, durant lesquelles il a reçu toutes sortes de coup, au-dessus et même au-dessous de la ceinture. Je pense qu'il aurait fait même mieux si l'autorité n'était pas intervenue pour grossir le PAM de toutes les manières possibles, en abaissant le seul électoral de 6 à 3%, en dispersant (et baladant) des milliers d'électeurs vers des bureaux de vote très éloignés de leurs lieux de résidence ou aux adresses inconnues, en interdisant moult meetings électoraux du PJD lors de la campagne électorale et même après, en excluant de nombreux représentants du parti dans les bureaux de vote, en ne remettant pas systématiquement les PV des bureaux au PJD (jusqu'à l'écriture de ces lignes, l'Intérieur refuse de donner un grand nombre de ces PV de la liste nationale et des listes locales aux différents partis politiques). Mais en dépit de toutes ces attaques contre le PJD, ce dernier est parvenu à conquérir la première place dans un scrutin dur et complexe, améliorant même ses résultats et créant une situation nouvelle et inédite, reflétant la réalité politique du pays. N'eût été l'implication du ministère de l'Intérieur, par des méthodes avouables et d'autres un peu moins claires, nous aurions assisté à un victoire plus nette de Benkirane et de ses alliés en vue de poursuivre leur programme inscrit sous le slogan de « la réforme dans la stabilité », et articulé autour de la lutte contre le tahakkoum politique, économique, juridique, médiatique… Une fois encore, je le redis, le 1,8 million de Marocains qui ont voté pour le PJD n'ont pas pris leur décision parce que le parti est islamiste ou qu'il affiche une idéologie religieuse. Ces gens ont voté Benkirane parce qu'il est intègre dans un pays où la devise, après le dirham, est « la corruption ». Ces gens ont voté pour Benkirane parce qu'il leur promet une profonde réforme de l'Etat au plus bas coût possible. 1,8 million de Marocains ont choisi le PJD et Benkirane parce qu'ils n'ont pas d'autre alternative, malgré les réserves d'un grand nombre de personnes sur son bilan et sa méthode. Et du fait que notre Etat se caractérise par une « enviable » intelligence, il a ajouté à ce PJD un autre facteur, qui est celui de la « victimisation », jetant Benkirane sur les routes à se plaindre du sort qui lui est fait, à se lamenter sur l'injustice qui règne. Or, il est dans la nature des gens de se solidariser avec une victime et de l'aider à se relever, lui prêtant main forte. Et c'est pour cela que nous avons vu que les thèmes développés par Benkirane dans ses meetings électoraux n'étaient pas économiques ou sociaux, ni ayant trait au chômage ou à la croissance, ni revenant sur les corpus législatifs ou sur l'absence du gouvernement du champ diplomatique, ni sur la non mise en œuvre de certaines dispositions constitutionnelles… Le seul thème vraiment détaillé de cette campagne était le tahakkoum et ses instruments et leviers, ses dangers et ses menaces, les interventions de l'autorité contre les rassemblements PJD… Le PJD a remporté, donc, cette élection, et Hassad et Draïss ont gagné la médaille de la plus mauvaise organisation électorale du règne, privant les populations de leur joie légitime de voir ce scrutin encore meilleur que les précédents. C'est pour cela que j'ai ressenti de la pitié pour Driss el Yazami, lors de son point de presse du dimanche 9 octobre, quand il essayait de minimiser les anomalies et dysfonctionnements enregistrés pour cette élection. Le premier défenseur des droits dans ce pays a préféré soliloquer sur les explications sociologiques de l'abstention, afin d'éviter de parler des interventions de l'Intérieur sur les plans juridique et politique. Des élections plus claires et plus transparentes auraient pu nous arrimer au club des démocraties avancées, mais cela, bien malheureusement, ne s'est pas produit. Et donc, sans la maturité des électeurs et le recul de la peur, sans l'échec des campagnes médiatiques anti-PJD, ce vendredi serait devenu un vendredi noir. Mais par chance, la sagesse a prévalu dans l'esprit de l'Etat, qui a décidé au dernier moment de ne pas truquer vaillamment les résultats, après avoir manipulé le reste. L'autorité a baissé l'intensité de la Lanterne (symbole du PJD, NDT) mais ne l'a pas éteinte, car cela nous aurait plongé dans les noires ténèbres de l'incertitude. Nous aurons tous remarqué le silence de l'Intérieur et sa non proclamation des résultats, jusqu'à une heure avancée de la nuit et après que Benkirane soit sorti devant ses partisans pour leur annoncer la victoire. Et nous aurons aussi relevé que le ministre de la Justice et des Libertés était derrière Benkirane et non pas auprès de Hassad, avec lequel il copréside pourtant la Commission de suivi des élections. Tout ceci ressemble à la contemplation d'un tableau dans un musée… à mesure que vous vous éloignez, la toile vous semble aussi belle que ses voisines, mais plus vous approchez et plus vous voyez ses défauts. L'espoir est de voir le prochain gouvernement réparer les erreurs électorales commises, offrir aux Marocains le gouvernement qu'ils appellent de leurs vœux, nommer les ministres qu'ils méritent, engager les politiques publiques qui les servent… et ce serait bien là la moindre des choses.