O Khadija, ne comprends-tu donc pas que tu es la cause, la responsable ? Comment donc n'as-tu pas saisi, très chère, avant que tu ne t'immoles par le feu, qu'en notre pays, si une fille se fait violer, cela ne peut être assurément que par sa faute. Et toi, en plus, tu as été violée, collectivement, par huit gars… ce qui signifie que tu as excité, émoustillé, huit hommes d'un seul coup. Prends-tu donc la mesure exacte de ton forfait ? Tu t'es rendue responsable de l'acte de huit jeunes hommes innocents car tu es sortie dans la rue et tu les as provoqués, attirés, enflammés. La justice a, suite à cela, décidé de les faire bénéficier de la liberté provisoire ? Bien sûr… puisque ce sont les femmes qui sont, toujours, à l'origine des crimes sexuels. Satan est une femme, ou en prend la forme, c'est connu… Ces types t'ont menacée, t'ont immobilisée, puis ont filmé la scène et l'ont diffusée ? Ne t'inquiète pas pour eux, ils ne seront pas tourmentés pour cela. N'as-tu pas compris, Khadija, avant que tu ne brûles ton corps frêle, que rien ne saurait entacher la réputation ni l'honneur d'un homme ? Et même quand le viol est collectif, qu'ils se mettent à plusieurs, seule toi sera flétrie… seuls ton nom et ton honneur seront marqués du sceau de l'infamie. Le violeur viole et s'en va reprendre le cours de sa vie, tout naturellement, les sens apaisés, mais toi, toi qui a été violée, tu seras mise à l'index, exposée à l'opprobre publique, accusée de tous les maux, à l'abri ni d'une insulte ni d'un regard en coin. Que dis-tu ? Parle plus fort, je te prie…Ah, tu dis que tu es la victime de cet acte ? Mais cela n'a aucune importance, très chère, car au final, le résultat est le même, c'est toi qui a été souillée physiquement, et qui le sera encore plus, après, moralement. Et ce n'est pas fini… le plus grave, le plus dramatique est que nous tous, toutes et tous autant que nous sommes, nous préoccuperons de ton cas, avant de t'oublier et de reprendre nos vies… et rien, absolument rien, ne changera sous le ciel du Maroc : le violeur restera un homme que rien n'atteindra, un faible qui ne contrôle pas ses pulsions et ses instincts ; il sera encore et toujours la victime des femmes qui l'émoustillent et lui font perdre la raison (qu'il est supposé avoir). Quant à la femme, la victime de cet acte, la véritable victime, elle ne sera plus que cette créature profanée qui aura perdu son « honneur », qui aura perdu ce qu' « elle a de plus cher », ce qui « fait sa valeur »… Et pour cela, elle sera épinglée, chahutée, condamnée et punie par la société, alors même que la loi de cette même société montrera une coupable magnanimité à l'égard du violeur, qui ne sera que rarement, exceptionnellement, châtié pour son acte. Imagine, donc, ma chère Khadija, que la loi marocaine et jusqu'à encore quelques années punissait le violeur en lui imposant de sa marier avec sa victime. Cette dernière devient une fille déshonorée, sans honneur, à laquelle nul ne s'intéresse… et donc, quand le législateur a décidé de la marier à son tourmenteur, il y a vu une forme de châtiment pour ce dernier, contraint alors d'épouser une femme que personne ne veut plus. Tu vois donc, ma très chère, comment la loi nous rend justice ? Il aura malheureusement fallu qu'une jeune adolescente comme toi mette fin à ses jours pour que nous prenions conscience que cette punition est inhumaine. Mais ce n'est pas pour autant que notre vision du violeur et de la violée changera. La preuve en est que les violeurs jouissent toujours de leur liberté provisoire, pour mieux continuer à traquer leurs victimes et, pourquoi pas finalement, les violer encore et encore. De toutes les façons, toute violence exercée contre les femmes relève du domaine du licite… Elles sont responsables de leurs viols car elles sont provocantes. Elles attirent les harceleurs en raison de leurs mises vestimentaires. Elles s'exposent aux coups pour cause d'insubordination. Et même quand l'une d'elles vient à mourir, assassinée, les gens se demandent : « Elle a bien dû faire quelque chose pour qu'il la tue ». Je me souviens d'un écrit de mon éminent confrère et artiste Yassine Ahjam, dans lequel il racontait une aventure qu'il avait personnellement vécue un jour qu'il avisait un homme battre sauvagement sa femme dans la rue. Face à l'indifférence des passants, il était intervenu pour faire cesser la violence débridée du mari, qui était alors parti, laissant son épouse-victime étendue par terre, recroquevillée sous les yeux de ses enfants. Yassine avait alors questionné les témoins sur leur passivité, et la plupart avaient alors répondu : « C'est sa femme, il en fait ce qu'il veut ». Et une telle situation n'est pas exceptionnelle, bien au contraire… En revanche, deux jeunes personnes qui se tiennent par la main, un homme qui embrasse ou enlace sa femme en public, une femme qui enserre son mari… « provoquent » le bon peuple, et s'attirent les foudres de la police. Ainsi, et en deux semaines seulement, deux faits ont largement circulé sur les réseaux sociaux, deux faits consternants, dramatiques, tragiques… La première histoire est celle d'un jeune homme de Rabat qui avait reçu une amie au domicile familial, en l'absence de ses parents. Le jeune avait oublié les clés dans la serrure, à l'extérieur. Une voisine est alors venue les enfermer, puis elle a appelé la police. Voulant désespérément sauver son amie, le jeune homme avait tenté de quitter l'appartement par la fenêtre de l'appartement, situé au 6ème étage, mais il avait perdu l'équilibre et était tombé. Il en est mort. Dans la seconde histoire, Souad avait quitté son village pour s'en aller à Marrakech et y effectuer un stage en entreprise. Elle s'était installée chez son cousin, avec lequel elle avait été élevée et qu'elle considérait comme son frère. Mais un brave voisin avait cru intelligent et utile d'en aviser la police et les deux jeunes gens se sont retrouvés en garde à vue pour relations illégitimes. La fin de cette histoire a été moins tragique que la première car les familles étaient venues, puis intervenues auprès de la police et du parquet, et Souad et son cousin avaient recouvré leur liberté. Des tranches de vie (et de mort) comme celles-ci, en plus de l'affaire du viol collectif de la jeune Khadija à Ben Guérir, doivent réellement nous interpeller : Pourquoi des voisins interviennent quand ils se sentent outrés par une « intimité illicite » et ne font rien quand une épouse est violentée par son mari ? Pourquoi d'autres voisins n'agissent pas quand ils apprennent qu'un voleur est dans l'appartement d'à côté et se montrent très actifs, en revanche, lorsqu'ils soupçonnent une relation illégitime ? Et pourquoi la police se matérialise très vite dans ces cas-là qui sont dénoncés alors même qu'elle se montre plutôt rare dans les situations de vol ou de violence ? Il nous faut aujourd'hui avoir le courage d'admettre un de nos grands problèmes existentiels : nous sommes une société qui considère que l'amour est un scandale, mais qui ne s'offusque pas outre mesure des violences commises ici et là. Comment expliquer, comment accepter que nous jetons en prison des gens au prétexte qu'ils aiment ou sont amoureux ou font l'amour et que, dans le même temps, nous laissons libres les voleurs, violeurs et autres criminels ? Sur le plan sociétal, nous avons un réel dysfonctionnement dans notre définition du mal et du bien, du tolérable et de l'insupportable. Et d'un point de vue juridique, nous ne pouvons ni ne devons continuer à accepter des lois qui châtient des adultes pour faits d'amour librement consenti, mais des lois qui laissent leur liberté à des violeurs qui, en plus de commettre l'acte de chair par la contrainte, filment leur forfait et le diffusent.