Cela fait aujourd'hui plus de trois ans qu'il occupe les gens et préoccupe le Maroc. Lui, c'est le chef du gouvernement islamiste Abdelilah Benkirane, dont le nom et le visage trônent en Une des périodiques marocains, et dont les vidéos circulent sur les réseaux sociaux marocains bien plus que celles des plus grands artistes mondiaux. Ses passages mensuels au parlement créent l'évènement et redonnent des couleurs à une institution généralement – et superbement – ignorée par le public. Ses sorties, ses saillies, ses mots et ses propos, en plus de ses boutades, donnent naissance à des hashtags qui conquièrent la twittoma. Excellent débatteur, fin manœuvrier, l'homme parle un langage direct, franc, appelant les choses par leur nom ; mais il lui arrive aussi de filer la métaphore, d'user de paraboles et d'adresser des clins d'œil ici et là, des piques ailleurs. Et quand il n'est pas inspiré et que les mots lui manquent, il a recours au fantasque, voire au fantastique, usant des « crocodiles » et abusant des « démons ». Il a l'art de surprendre ses interlocuteurs en les entretenant de sujets auxquels ils ne s'attendent pas, et la manière de botter en touche là où on l'attend. Il dit tout sur tout, mais rien sur le plus important, tout en créant la surprise à plusieurs fois, s'engageant sur des thèmes qu'on n'attend pas de lui. Ses adversaires ne voient en lui qu'un trublion turbulent qui aime le tumulte et adore le fracas, qui apprécie le populisme pour s'attirer la sympathie du populo. Ils lui reprochent de faire baisser le niveau du débat, de faire plonger la politique dans le caniveau et de faire peu, très peu de cas de la noblesse du discours et de l'action politiques. Ses partisans, en revanche, estiment qu'il est un homme d'Etat qui restitue à la politique ses lettres de noblesse, usant d'arguments intelligents et intellectuels. Pour eux, la vie l'a façonné et l'expérience l'a affiné, et c'est pourquoi il sait parler un langage simple que tous peuvent comprendre, chacun à son niveau. Ils sont très nombreux à considérer qu'il a redoré le blason de la présidence du gouvernement, anciennement appelée primature, faisant sortir le titulaire de la fonction de l'enceinte du palais où se trouvent ses bureaux pour s'en aller porter la bonne nouvelle dans les rues, au parlement et jusque dans les coins les plus reculés. Les Marocains ont en effet pris l'habitude d'avoir des premiers ministres qui ne parlent pas, qui ne rient pas, qui ne sourient même pas, incolores et insipides, que l'on ne voit que dans les JT du soir, et parfois du midi. Mais d'autres pensent, à l'inverse, qu'avec son style et son bagout, il a déprécié une fonction importante, qu'il a fait perdre à la présidence du gouvernement son lustre et son aura, qu'il a transformé cette fonction en one man show que les gens attendent pour rire et se divertir. Pour ses proches, il est un véritable « animal politique », manœuvrier, stratège et doté d'un sens pragmatique hors du commun… un homme capable de plier devant la tempête, concédant les concessions nécessaires, mais aussi un politicien capable de relever les défis et d'en lancer d'autres, maître dans l'art de la surenchère calculée dont il est seul à connaître les limites et à fixer le plafond. Il commet des bourdes mais sait se rattraper avant de chuter, disposé à reconnaître ses erreurs et à s'en excuser, et même plus, comme le jour où il a sauté de son estrade en tribune, est allé au-devant d'un citoyen lui demandant de le gifler s'il s'était trompé à son égard… Il est très difficile de distinguer ses alliés de ses adversaires, ses amis pouvant se transformer en ennemis et ses opposants en ralliés. Lors du printemps marocain, il avait attaqué bille en tête deux des plus proches collaborateurs du roi Mohammed VI mais, une fois chef du gouvernement, il s'est mis à les cajoler sans retenue. Il avait accusé un chef de parti le traitant pis que pire, avant de le recevoir en son gouvernement, de lui donner une sainte onction, le lavant de tout péché et lui imputant toutes les qualités humaines. Quant à ses alliés d'hier qu'il encensait, il a vite fait de ne voir en eux que des corrompus, des tyrans, des mafiosi et des brigands de grand chemin. Abdelilah Benkirane a les défauts de ses qualités et inversement, les deux se retrouvant très exactement dans sa langue. Mais force est de reconnaître que son intégrité est absolue, n'ayant d'égale que sa puissance d'invective. Il répond parfaitement à la définition qu'avait faite des Arabes l'intellectuel saoudien Abdallah al-Qasemi en disant d'eux qu'ils ne sont qu'un « phénomène sonore ». Benkirane n'est-il donc qu'un « phénomène » bruyant ? L'histoire le dira, un jour prochain, comme elle a dit bien des choses sur tous ceux qui l'ont précédé à cette fonction de numéro 2 de l'Etat marocain, et parmi eux l'ancien leader socialiste Abderrahmane el-Youssoufi. Ainsi, entre la sagesse d'Abdallah Ibrahim, premier président du Conseil au Maroc au lendemain de l'indépendance, le mutisme d'el Youssoufi et le bagout de Benkirane, l'Histoire risque d'oublier tous les autres. Alors laissons-lui le dernier mot, car c'est lui qui passera à la postérité.