Alors qu'il était cité en exemple dans le monde pour sa gestion exemplaire de la pandémie, le Maroc laisse penser qu'il perd pied dans la crise, au fur et à mesure que la situation épidémiologique s'aggrave. Communications nocturnes et de dernière minute, manque de visibilité, les Marocains désespèrent. Pourtant, la communication doit faire partie intégrante de la stratégie d'un gouvernement. Karim Tahiri, Président de TIZI C'est un lundi particulier pour les élèves qui ont opté pour l'enseignement en présentiel. Cartable sur le dos, ils retournent ce 7 septembre sur les bancs de l'école avec grand enthousiasme après six mois passés à la maison. Mais coup de théâtre, leur école est fermée, un communiqué a informé la veille au soir de la fermeture des établissements dans certaines villes. Pourtant, « en pédagogie c'est connu, on ne fait pas de fausses promesses à un enfant. Lundi matin, des enfants pleuraient devant l'école. Vous n'imaginez pas l'impact psychologique sur les parents et les enfants », nous a confié Karim Tahri, président de TIZI. Comment est-ce qu'un pays qui a eu près de quatre mois d'avance dans la gestion de la crise, peut-il annoncer des décisions aussi capitales quelques heures avant leur entrée en vigueur ? Est-ce un problème de communication ? Le gouvernement est-il dépassé ? Ou bien s'agit-il d'une stratégie à part entière ? Ce qui est sûr c'est que les réseaux sociaux se sont convertis en véritable défouloir, dans lequel les Marocains se demandent combien de temps ce manège va encore durer. Si la majorité des experts contactés par la Rédaction s'accordent à dire qu'il y a un véritable problème de communication et de stratégie, Abdelkhalek Zyne, dirigeant-fondateur d'Equity, agence spécialisée en communication de crise, nous explique que le gouvernement a bien géré la phase du confinement et a préparé le déconfinement en multipliant (jusqu'à la hyper-saturation) les campagnes de sensibilisation. Malheureusement, ces messages n'ont pas été intégrés par les citoyens partagés entre le déni de l'existence du virus et la conviction de s'en être débarrassés. Au point de négliger les gestes-barrières et outrepasser les limites (plages et cafés bondés, soirées privées, mariages clandestins…). Abdelkhalek Zyne, Dirigeant-formateur d'Equity. « Dans ce contexte, une communication de sensibilisation classique n'a aucun effet ! C'est déjà trop tard ! Et cela a prouvé son inefficacité par le passé ! ». Parmi les techniques de gestion de crise, il existe celle du « trauma, de l'électrochoc, pour renverser la situation et faire passer le message souhaité », ajoute-t-il, faisant référence à l'annonce de la veille de l'Aïd. « Les autorités avaient invité les citoyens à ne pas se déplacer ! Ces mises en garde sont restées lettre morte ». Ainsi, le «trauma» créé la veille de l'Aïd ou encore la veille de la rentrée scolaire, avait pour objectif de « provoquer une prise de conscience, dans sa brutalité la plus totale, frapper les esprits et passer le message qu'il faut, bel et bien, changer de comportement individuellement et collectivement ». Une méthode qui n'est cependant pas du goût de tous les citoyens qui, une nouvelle fois, ont été pris de court par des décisions de dernière minute, laissant penser à un véritable problème en matière de communication, de stratégie et un manque de considération vis-à-vis de leur situation. « Une insulte au Marocain et au professionnel du secteur » Pour Karim Tahri, « En tant qu'enseignant, recevoir un communiqué un dimanche à 22h est une insulte pour le Marocain et le professionnel du secteur. Ils ne nous ont pas donné la possibilité d'anticiper (...) Le corps enseignant était démoralisé et n'a pas pu dormir dimanche soir ». De plus, il s'interroge sur la capacité des écoles publiques de Casablanca à accueillir les élèves. Etaient-elles suffisamment prêtes pour la rentrée ? « Certaines ont atteint 70 élèves par classe pour cette rentrée scolaire. Même à 50 %, comment peut-on faire du présentiel ? ». Par ailleurs, on aurait pu être avertis plus tôt. Il aurait été plus judicieux ne serait-ce que de dire « Attention, les écoles de Casablanca pourraient potentiellement fermer si on atteint cette limite ». Quelle que soit la décision prise, si on communique avec le citoyen marocain de la façon la plus adéquate, il va l'accepter car nous sommes encore en état d'urgence. « La question est comment on communique », ajoute-t-il. Une dégression flagrante si l'on en vient à comparer la stratégie du début de la pandémie et celle utilisée à présent. Au début, le citoyen avait l'impression que tout tournait autour de lui et se sentait important et valorisé notamment avec la multiplication des messages, les Caïd et Moqadem etc. « maintenant, on dirait que le citoyen est relégué au dernier plan en nous disant à 22h que ceux qui doivent aller travailler le fassent mais en gardant leurs enfants à la maison », s'indigne Khadija Idrissi Janati, experte en communication. Khadija Idrissi Janati, Experte en communication Que ce soit les communications nocturnes ou les chevauchements de communiqués, il s'agit d'un double langage perturbant et très grave. « On a mal jugé la pandémie et son évolution (...) on est sûr que le gouvernement ne prévoit rien, il n'y a pas de plan, chaque jour vient avec son lot de surprises », déplore l'experte. Comment communiquer en temps de crise ? Si des efforts incontestables ont été déployés au début de la pandémie, faisant du Maroc un exemple à travers le monde, force est de constater qu'il y a un véritable manque dans le domaine de la communication dans le pays, comme on peut le remarquer d'ailleurs dans certaines interventions du chef du gouvernement. En effet, celui-ci donne à voir, souvent lors de ses sorties médiatiques, beaucoup d'hésitation et même des contradictions qui démontrent de l'improvisation, un manque flagrant de préparation et d'anticipation. Pour Khadija Idrissi Janati, le Maroc excelle dans la promotion, mais a de grosses lacunes dans la communication. Ainsi, pour communiquer de façon efficace, il est primordial de s'entourer d'une équipe compétente et experte en la matière ainsi que de constituer une cellule de crise qui fera de la gestion de risques. Mais le métier ne semble pas être reconnu à sa juste valeur dans le pays. C'est donc un problème récurrent qui n'est pas propre à cette pandémie ou à ce gouvernement. « Nous n'avons jamais vu un gouvernement en tant qu'entité qui sache réellement communiquer. Si l'on regarde les différents départements ministériels ou les Cabinets, rares sont ceux qui ont des experts de la communication à leur côté » explique-t-elle. « Il n'y a qu'à voir le dossier du Sahara qui est le sujet fédérateur et le plus important de la nation. Il n'y a pas de communication claire pour expliquer la cause. On le sait parce que nos parents nous l'ont expliqué ». La communication est donc tout un art et doit être stratégique au risque de voir l'opinion publique se dégrader. Un guide de l'OMS publié en 2007, après l'épidémie du SRAS, expliquait d'ailleurs qu' « une mauvaise communication peut affaiblir le soutien de la population, miner leur confiance et amplifier les coûts sociaux et économiques. Une communication efficace quant à elle permet de fournir des informations indispensables, encourager les comportements coopératifs et de sauver des vies ». Contactées par MAROC DIPLOMATIQUE, certaines agences spécialisées nous expliquent qu'il y a un principe primordial à respecter pour réussir sa communication de crise, ce que certaines appellent le principe ARTEM : – Anticiper la crise et les difficultés que les familles auront à gérer avec la rentrée scolaire à savoir les dispositions logistiques, les masques, les distances ; -La Réactivité pour éviter les critiques sur les hésitations et éviter que les doutes naissent dans l'opinion publique ; -La Transparence, si des difficultés sont rencontrées, plus on est transparents plus l'opinion publique comprend et ne pense pas que l'on cache quelque chose : « Lorsque qu'on ne sait pas ce que vous faites, on doute et on pense que vous n'êtes pas suffisamment mobilisés » nous confie le directeur d'une agence de communication. -L'Empathie, c'est comprendre les difficultés qu'elle va poser aux parents, or dans les crises, il y a une difficulté : les institutions apparaissent parfois comme arrogantes voire méprisantes, ce qui génère un stress et une inquiétude qui doivent être pris en compte. – La Mobilisation. Il y a un besoin de voir les institutions mobilisées et comprendre ce qu'elles ont mis en œuvre pour lutter contre le phénomène et comprendre les leçons tirées avec les premiers contaminés pour éviter que cela ne se reproduise. Si demain un confinement généralisé se reproduit, qu'est-ce qu'on fait ? Il faut montrer aux parents qu'un plan plus grand est prévu dans ce cas. A titre d'exemple, la France, dotée du Service d'Information du Gouvernement et d'autres services impliqués dans la gestion de crise, a un département d'analyse, de rédaction, d'influence, et un secrétariat général chargé des moyens et des opérations. Camélia Kerkour, enseignante à l'Université Euro-méditerranéenne de Fès, reconnaît que les Européens communiquent d'une manière stratégique : « lorsque l'on voit le gouvernement français, suisse ou allemand, on remarque qu'il y a une réelle stratégie, on sent les enjeux d'une communication, les objectifs sont clairs et ils communiquent clairement, nous on tourne autour du pot, on donne une information, puis 48h après on la change ». Ainsi, reposant sur une équipe solide, la France a pu respecter tous ces principes, excepté celui de la Transparence, notamment avec le problème des masques. Le manque de transparence en France a créé un véritable problème de défiance, il a nourri les théories complotistes, avec son lot de fake-news et a donné plus de crédit au mouvement anti-masques. « Un doute est né, à présent on doute de tout », déclare le directeur d'une agence de communication. La même source nous explique qu'à certains moments, la communication de crise et la communication politique peuvent être difficilement associées car les Conseillers en communication focalisent leur attention, aujourd'hui, sur l'art oratoire et sur les sondages. Selon un Conseiller en communication politique, on est libre de ne pas répondre à des questions qui dérangent, or la communication de crise veut que l'on rassure. Et c'est le problème qui s'est posé avec les masques : « Si nous vous disons la vérité, nous passerons pour des incompétents qui n'ont pas été capables de fournir suffisamment de masques ». Un manque de stratégie ? Si le manque d'anticipation et de projection est remis en cause, la communication se fait révélateur de celui-ci. Selon Khadija Idrissi Janati, si le gouvernement avait prévenu, deux semaines avant l'adoption du distanciel, en cas de recrudescence de cas, il est incompréhensible qu'un pays comme le nôtre, n'anticipe pas suffisamment tôt ce genre de situation. « Annoncer cela un dimanche à 22 h signifie que le gouvernement navigue à vue, on ne peut pas croire que la surprise des 2.300 cas du dimanche ait débouché sur cette décision sauf s'il avait aucune visibilité. Dans ce cas, on parle d'un problème de compétences et c'est catastrophique ». Pourtant, le gouvernement a communiqué une liste de scénarios et laissé le choix aux parents de choisir la méthode d'enseignement qui leur conviendrait. Or, non seulement cette communication a été tardive (deux semaines avant la rentrée scolaire qui a donné lieu à des files interminables à l'entrée de certaines écoles), mais le gouvernement n'a pas pris en compte le caractère imprévisible de la situation. « Il y a un déni de projection, la situation est déjà grave du fait de la présence d'un élément exogène à notre corps, à notre culture, à notre collectivité, nous sommes déjà dans une situation d'exception, la routine se doit d'intégrer cet élément exogène car la vie prend le dessus », constate Soraya Kettani, présidente de Fomagov, et spécialiste en communication politique et publique. Soraya Kettani, Présidente de Fomagagov Face à ces événements, il est normal que la confiance des citoyens soit altérée. Ces annonces de dernière minute produisent une pression psychologique collective et des réactions normales de peur et d'angoisse. Beaucoup s'interrogent sur l'avenir et n'ont plus aucune visibilité. Pour Soraya Kettani, le Maroc semble improviser et être déboussolé face à un élément aussi brutal. Compte tenu du contexte changeant, comment pourra-t-il continuer à faire face aux défis à venir, amenés à être davantage plus brutaux, dans ces conditions ?