Chacun son histoire de Derb Ghallef, l'un des plus célèbres marchés aux puces de Casablanca de renommée non seulement nationale, mais internationale. Clients ou marchands, chacun pourrait la raconter à sa façon. Derb Ghallef fut un paradis des chineurs dans le passé, dit-on. Il le serait toujours d'une autre manière pour ceux en quête de bonnes affaires. Son succès continuel est induit en grande partie par le fait qu'on peut y dénicher tout ce qu'on veut à un prix relativement moindre par rapport à ce qui est en vigueur ailleurs. Situé dans l'arrondissement du Maârif, Derb Ghallef n'a pas été oublié par la ligne du tramway qui le dessert avec une station dédiée à son non : « Station Derb Ghallef ». La réputation de marché de recels colle à la peau de Derb Ghallef sans qu'on puisse en connaître les proportions réelles. Les marchands disent éviter les revendeurs suspects qui s'amènent au marché avec les ordinateurs portables, téléphones cellulaires et autres objets précieux. « On ne veut pas avoir affaire au Makhzen ». Autre facette archiconnue, la piraterie « incontournable » pour les films et logiciels étant donné le prix de l'original qui ne fait pas sa place du fait du pouvoir d'achat de la masse des clients potentiels. On ne compte plus les reportages effectués sur un marché en perpétuelle mutation et qui n'a jamais cessé de susciter un vif intérêt. Une importante enquête première du genre avait été réalisée en 2007 pour décrypter les caractéristiques complexes de l'informel (enquête par Jamal Khalil, sociologue, et Rajaa Mejjati, économiste, enquêteurs : Ahmed Bendella et Mohamed Jeghllali, coordination : Fadma Ait Mouss en partenariat avec la CGEM). Parmi les résultats de cette enquête ce fut notamment de démystifier une image de ce marché en révélant qu'une très grande partie des commerces paient l'impôt, avec une patente, donc répondant bien aux critères de l'activité économique formelle. Le paradoxe c'est qu'il s'agit d'une concentration commerciale précaire étant placée temporairement et illégalement sur un terrain propriété privée d'autrui, sans eau ni électricité, celle-ci fournie grâce à des groupes électrogènes moyennant une participation, de 100 Dh au moins par semaine pour près d'un millier de boutiques. Des pourparlers avec des associations de marchands avec Lydec pour branchement au réseau électrique n'ont jamais abouti. L'enquête annonçait aussi de possibles changements pour la jouteya en tant que concentration bidonvilloise avec l'opération « villes sans bidonvilles» qui devait s'achever en 2010. Il n'en fut rien pour le moment, comme on le sait aujourd'hui trois ans après cette date butoir. Quel sera le destin de Derb Ghallef en cas de déménagement? Question toujours posée. Des boutiques qui ne sont en réalité que des murs avec toits en tôle, ce qui n'a pas empêché une surenchère des prix de locaux du fait du grand succès du marché qui draine des dizaines de milliers de visiteurs chaque jour de Casablanca et d'autres villes. « Venir à la jouteya ce n'est pas toujours exclusivement pour le profit et les bonnes affaires comme on dit, mais aussi pour faire un tour, se ressourcer, un bain de foule dans un formidable fourmillement une fois par semaine ou tous les quinze jours, c'est pas de refus entre les multiples allées de l'immense marché », témoigne un père de famille. Derb Ghallef a toujours eu une croissance économique frénétique très alignée sur les produits du marché international, ce qui le rend très attractif. L'évolution du marché serait actuellement en situation d'essoufflement, voire en déclin du fait des contrecoups de la crise économique qui n'épargne aucun secteur. « Derb Ghallef ce n'est plus comme avant », confie Abdelouahed, technicien informatique, 34 ans, travaillant dans l'un des nombreux ateliers de réparation de matériel informatique de Derb Ghallef. « Aujourd'hui, on sent la crise de manière perceptible, l'activité est toujours importante mais on gagne moins qu'avant, il y a un ralentissement, je crois c'est à cause du pouvoir d'achat des gens... ». Comme de nombreux jeunes engagés dans les ateliers, Abdelouahed a été happé par l'attrait irrésistible de Derb Ghallef. Après avoir obtenu le Bac, il poursuit des études dans une école privée pour obtenir un diplôme d'informatique au bout de deux ans, filière administration de réseau. Après quoi, il commence à fréquenter plus ou moins régulièrement le marché rendant visite à des copains qui y travaillent. « Je venais au début uniquement pour voir des copains, juste pour passer le temps en les observant au travail. De fil en aiguille, je me suis retrouvé engagé dans le travail quotidien, j'apprenais vite et me rendais compte qu'il y avait loin entre la pratique et la théorie, je me rendais compte que j'apprenais dans les ateliers de Derb Ghallef plus que si je poursuivais des études supérieures, je commençais à intervenir dans le travail de réparation, on me faisait confiance, je gagnais assez d'argent pour désirer rester, le temps est passé très vite, cela fait déjà dix ans presque que je suis ici ». Le secret de réussite c'est d'être tout le temps à jour pour suivre le développement des TIC qui connaissent des mutations continuelles et rapide, soutient Abdelouahed. Pour lui, toutefois, et pour bien des jeunes techniciens de Derb Ghallef payés à la tache par les patrons des ateliers, l'idéal ce serait d'avoir son propre atelier pour avoir plus d'indépendance et de gain. « Mais comment avoir un atelier quand le moindre réduit de trois à quatre mètres à Derb Ghallef peut valoir des dizaines de millions de centimes, une échoppe de trois mètres carrés bien située dans la première rue, on en demandait soixante millions de centimes... », note-t-il. La seule alternative donc c'est de trouver un atelier hors Derb Ghallef là où les prix peuvent être plus cléments et user de son carnet d'adresses de clients fidèles. D'autres l'ont fait, pourquoi pas lui ? Les genres d'interventions de réparation effectuées à Derb Ghallef c'est 60% du software des problèmes de logiciels et 40% du hardware problèmes de matériel. Mohamed, 32 ans, présente lui un cas différent, soit une autre catégorie de dépanneurs. Il travaille dans une société privée mais son temps libre il le passe entre Derb Ghallef où il vient régulièrement chercher des pièces de rechange bon marché et des clients qui lui confient des travaux de réparation PC et le sollicitent pour résoudre des problèmes de logiciels ou autres. « Il n'y a pas de jour où je ne fais pas un saut à Derb Ghallef, il y a toujours des nouveautés, des choses intéressantes à voir, on ne cesse d'apprendre ici, je trouve toujours des pièces de rechange bon marché, ici il y a beaucoup de casse, je choisis ce qui me convient que je pourrais revendre. J'ai mon flair, je chasse « lhawta », les bonnes affaires. Et puis il faut venir régulièrement à Derb Ghallef pour se ressourcer et rester à jour, il y a toujours du nouveau, il ne faut jamais couper le contact sinon on est dépassé...». Le phénomène actuellement qui attire le plus l'attention à Derb Ghallef ce sont donc ces nombreux ateliers de réparation, une véritable fourmilière où grouillent des techniciens au milieu d'un amas de carcasses d'ordinateurs de toutes catégories. Cela peut être expliqué par le fait qu'un grand nombre de foyers sont équipés d'un ordinateur ou plusieurs ainsi que les PME qui viennent chercher des solutions à des problèmes là où le savoir-faire pointu n'est pas discutable. Sans parler des téléphones et des ateliers de réparation qui en font leur spécialité. Ces ateliers sont aussi une grande école où des jeunes diplômés ou sans diplôme obtiennent une formation pratique technique très solide. Ici, c'est le règne de la pratique, de la débrouille. Cela constitue l'un des aspects les plus frappants de Derb Ghallef aujourd'hui à côté du grand nombre de boutiques de vente de matériel électronique Iphone, Ipad, pc portables d'occasion et neufs). Mais Derb Ghallef garde son identité traditionnelle de marché multidimensionnel. Ainsi, malgré les fortes mutations, des traces du passé demeurent. Parfois, au passage d'une ruelle on rencontre un vieux brocanteur typique comme surgi du passé et offrant un contraste frappant par rapport aux boutiques modernes voisines dont il se différencie par un caractère statique comme momifié. Calfeutré dans sa boutique dans une ruelle paisible loin du tintamarre, du fourmillement et de la bougeotte des ruelles de l'électronique quelques dizaines de mètres plus loin, un vieux brocanteur « sekka qdima », né en 1947, est un exemple parmi d'autres. Lui, il reste toujours sceptique disant sur un ton réprobateur hostile de quelqu'un qui refuse de s'adapter au temps présent : « Toute cette histoire de l'électronique c'est du bluff, il y a trop de manigances, trop de menterie, pas de sincérité, c'est pas ça Derb Ghallef, dans le temps à Derb Ghallef c'était tellement simple, dès le commencement de la journée on arrivait déjà à assurer sa gamelle, maintenant c'est plus comme avant, tout ça c'est rien que du bluff... ». Lui il vend de tout, tout ce qui lui tombe sous la main, des machines équipement de restaurant, des appareils électroménagers, des miroirs, etc. C'est le véritable bric-à-brac du brocanteur d'antan : objets instruments en acier lourd, en bois, en verre, en marbre. C'est comme s'il n'avait pas changé depuis le début pendant qu'il y a eu chamboulement avec les mutations des activités du marché où le neuf aussi bien production locale qu'étrangère dispute souvent la place à l'usagé. On l'a répété, Derb Ghallef est passé d'un marché de la brocante le plus important à Casablanca à un grand marché de l'électronique, ce qui n'exclut pas la perpétuation encore aujourd'hui du côté extrêmement hétéroclite avec d'autres activités constituées en îlots, ce qui vaut toujours au marché le surnom de bazar : à côté des boutiques de l'électronique, les menuisiers, tapissiers, marchands d'ameublement, de matériel bureautique, vestimentaire, friperie et aussi du neuf avec vêtements et chaussures de marque de prestige, commerçants en produits alimentaires et de cosmétiques, bouquinistes, etc. Avec un développement plus dynamique, l'électronique aura fait tache d'huile. Ainsi, d'anciens commerces de brocante ou autres lui cèdent la place avec surenchère des prix des locaux. Du coup, de nouvelles générations de gérants de boutiques atterrissent à Derb Ghallef. Dans le passé, avant le tsunami de l'électronique, on le sait, la brocante prenait le dessus avec des objets d'ornement décoratifs, des meubles, luminaires, tableaux, livres anciens, friperie. Le marché portait les traces des transformations sociales. Le premier marché aux puces de Derb Ghallef devient déjà renommé du fait de son emplacement stratégique entre le quartier populaire qui porte le même nom (qui provient du surnom d'un marchand de peau Haj Bouazza dit Ghallef, propriétaire du terrain mort en 1905) et les quartiers européens Palmier, Maârif, Berger, Beauséjour et Oasis. Il se plaçait entre les rues Lma'den et Zemmouri à proximité du consulat russe. Des différents quartiers européens proviennent les objets qui vont commencer à façonner la notoriété du marché. Un premier incendie en 1959 fera que le marché sera déplacé vers l'emplacement actuel du marché municipal de Maârif, terrain qui bordait la rive gauche de l'oued Bousekoura avant son assèchement. Une vingtaine d'années plus tard, un autre incendie ravage le marché en 1982, ce qui fera qu'il sera à nouveau déplacé vers l'emplacement actuel. « A chaque départ d'Européens, on avait les khorda pour brocanteurs, les bric-à-brac meubles ustensiles objets décoratifs, livres difficiles à transbahuter dont se débarrassent les partants avec regrets ou leurs héritiers avec indifférence et le brocanteur souvent ne connaissait même pas la valeur de la marchandise...», se souvient un brocanteur. Ce qui faisait de Derb Ghallef un terrain privilégié de ce qu'on pourrait appeler les « chasseurs d'épaves », cargaisons échouées à cause de la mort ou de la banqueroute, etc. Des générations de chineurs, collectionneurs, spéculateurs des épaves initiés quant à la valeur de la marchandise tirent des profits mirobolants de chaque opération alors que les acquéreurs nouveaux riches en garniront leurs vastes salons souvent surchargés de meubles, objets, statues, tableaux, signe de soif de possession. Après les belles années de la brocante, les produits alimentaires de contrebande prennent le relais, d'où le nom de souk chamal, marchandises de Sebta. Ensuite, ce fut le tour du vestimentaire made in Italy, des meubles de bureau, des pièces de rechange automobiles, etc. Dans le passé avant le règne de l'électronique, acheter par exemple des fringues à Derb Ghallef c'était un peu comme vivre en Europe grâce à l'achat de produits et d'articles de grandes marques avec des prix relativement modérés. C'était les franchises avant la lettre. La courbe ascendante de l'engouement est sanctionnée par une première descente de la Douane en 1988. Actuellement et depuis des années, presque vingt ans, après les premiers balbutiements avec téléviseurs, magnétoscopes, antennes paraboliques, récepteurs, jeux vidéo, appareils de photos, chaînes hifi, c'est plutôt et toujours le matériel électronique numérique qui a le vent en poupe. Aussi bien de l'usagé des entreprises locales ou d'Europe, ce qu'on appelle communément la casse, que du matériel neuf, dernier cri en provenance d'Europe ou de Chine. Dans le temps régnait le livre à Derb Ghallef (Lire entretien ci-contre avec Mohammed Kabbaj, bouquiniste bibliophile). De ce passé demeurent des traces avec une dizaine de bouquinistes toujours sur place aujourd'hui dont certains jouissent d'une ancienneté qui remonte aux années soixante-dix. L'îlot des bouquinistes se trouve à l'Est du marché à l'opposé du marché de l'électronique qui se place lui vers l'Ouest. On dirait que les bouquinistes sont placés presque à la sortie comme si on cherchait à les évacuer. N'a-t-on pas annoncé la fin du livre papier avec l'avancée des technologies de l'information et du livre numérique ? A plus forte raison ces tas de livres au papier jauni et feuilles racornies couverts de poussière dégageant odeur de remugle issus de la brocante, les khorda, terme clef du marché de Derb Ghallef pour désigner le règne du bric-à-brac.