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En marge du Salon du livre de Casablanca
Temps durs pour les bouquinistes
Publié dans L'opinion le 05 - 02 - 2011

Le Salon du livre de Casablanca qui se tient dans quelques jours remet au devant de la scène l'intérêt public pour le livre et la lecture. A nouveau l'occasion d'en palabrer. Tournée parmi des agents particuliers du livre : les bouquinistes.
Parler des bouquinistes au Maroc c'est comme parler des librairies : partout où il s'agit de livres c'est la crise, répète-t-on. Si des librairies ferment, vivotent et que des bouquinistes disparaissent, c'est que les beaux jours du livre se situent, à ne pas douter, dans le passé, annoncent les nouveaux Cassandres. Il n'y aurait que les passéistes pour rêver mordicus du livre en papier dont les années à survivre seraient bel et bien comptées. Les boutiques de bouquinistes disparaissent avec la disparition du maître de céans.
« Avec l'Internet, la vidéo, l'informatique, il est difficile de penser à une relève pour les bouquinistes» affirme Mohamed El Azizi, bouquiniste, rue el-Gza à Rabat siégeant dans sa petite boutique depuis près d'une trentaine d'années. A preuve, beaucoup de boutiques de bouquinistes ont disparu à Bab El Had à la suite du décès du patron, donnant l'exemple d'un constat répété et donc sans appel.
« Les enfants ne parviennent pas à prendre la relève et la clientèle se rétrécit, on ne gagne plus beaucoup d'argent comme dans le passé, pour survivre, il faut se serrer la ceinture, vivre chichement et être patient, toute l'année on attend la rentrée scolaire comme les librairies, pendant toute l'année on attend. Et c'est un métier dur, il faut connaître aussi, par conséquent, moi-même je ne vois pas l'un des mes enfants me succéder…».
Les propos pessimistes tenus ne manquent pas de logique car dans la jouteya de Bab el Had à Rabat, en effet, la plupart des anciens bouquinistes ont cédé la place aux vendeurs de téléphones portables et films DVD. La victoire de l'électronique et de l'image face au traditionnel livre semble totale et définitive, dirait-on pour schématiser.
Pourtant malgré son réalisme pessimiste pour l'avenir du métier, El-Azizi, homme affable et plein d'humour, avec une rire gloussant, ironique, inextinguible, est loin d'être lui-même réellement pessimiste. Il se dit entouré de sciences et ne doute pas un instant que l'avenir réside toujours dans la lecture, véhicule du savoir quoiqu'on dise. « Lis au nom de ton seigneur », n'est-ce pas ce que dit le saint Coran. Le livre survivra encore et quelques poches de résistance de bouquinistes se maintiendront par le fait qu'il y a toujours un besoin. La preuve : l'existence d'une clientèle pour différents ouvrages usagés de littérature, livres pratiques et techniques.
« Dans des endroits comme cette rue d'el-Gza, « la rue des pauvres on l'appelle » le bouquiniste est utile en proposant des ouvrages, revues, magazines très bon marché et beaucoup préfèrent échanger deux à trois dirhams…»
Une passion du livre née du cinéma
Comme d'autres bouquinistes, Mohamed El-Azizi a son histoire particulière avec les livres. Il a abandonné le collège à la classe terminale. Très passionné de cinéma, il avait acheté beaucoup de magazines traitant du 7ème art dont jusqu'à aujourd'hui il se rappelle parfaitement les noms comme il se rappelle parfaitement les noms de ses enseignants français à l'école et au collège et des règles de grammaire et d'orthographe apprises par cœur. Un jour ayant besoin d'argent, il a pensé vendre le stock des magazines. Il le propose à quelqu'un qui lui en donne une somme dérisoire. Il décide alors de les vendre lui-même aux passants en les étalant sur les trottoirs. Ça lui a réussi, il a continué. Il a commencé à acheter les livres usagés chez les brocanteurs, « marchands-chiffons » comme il les appelle, pour les revendre dans la rue.
« La vente des livres est devenue pour moi une revanche sur le fait que je n'ai pas terminé mes études ».
Le livre usagé était disponible. Des étrangers bradaient leur bibliothèque en quittant le Maroc, d'autres se débarrassaient de bouquins jaunis trop encombrants.
« Pendant une dizaine d'années, j'ai vendu dans les rues avec tous les dangers de saisie de la marchandise par les agents d'autorité et j'ai fait un vœu pour avoir une boutique. Un jour, Allah a exaucé mon vœu et j'ai trouvé cette petite boutique grâce à un pas-de-porte, je me suis marié, j'ai eu six enfants, ils sont actuellement la plupart dans les classes d'enseignement supérieur. Je dois tout aux livres. Dans cette rue El-Gza, les gens sont très modestes. Très peu de moyens pour acheter les livres. Parfois, ça me fait plaisir de voir un ancien client, devenu une personnalité importante, s'amener avec sa famille pour me saluer. Son salut c'est de la gratitude pour les livres qui l'ont sauvé de la misère. Il me demande si je me souviens de lui, souvent je ne me souviens pas…C'est tellement loin… »
Pour Abdallah, bouquiniste Chellah, connu pour vendre des ouvrages de bibliophilie, des livres anciens ou épuisés sur le Maroc, l'histoire de la mort du livre c'est de la rigolade, un peu comme « la fin de l'histoire », « la guerre des civilisations » et autres slogans à la mode vite oubliés. De la pansée jetable. Pour lui dont la clientèle est plutôt aisée par rapport à celle d'el-Azizi, il serait plus utile de lire le livre d'entretien d'Umberto Ecco et Jean-Claude Carrière : « N'espérez pas vous débarrasser des livres » (Grasset) qui vient de sortir en poche, et qui est à l'origine un entretien entre deux éminents érudits qui discutent à bâtons rompus de plein de sujets autour du livre.
Crise ou pas, Abdallah participe presque chaque année au salon du livre de Casablanca avec un stand pour présenter ses ouvrages afin de se faire connaître, se faire de nouveaux clients par un travail de communication dont le salon du livre serait l'occasion rêvée. Comme quoi, le salon du livre pour un bouquiniste ça peut être utile ! Avec un autre bouquiniste « Dakha'ïr el-Maghrib », ils sont les seuls professionnels du livre usagé ancien et autres spécimens rares, à exposer dans le salon international de l'édition et du livre de Casablanca. Cette année, Abdallah se trouvera sur un stand de 18 m2 en colocataire avec les éditions La Porte. Le bouquiniste Chellah c'est une des plus anciennes boutiques de livres usagés au Maroc datant de plus de cinquante ans et Abdellah y officie depuis un quart de siècle.
« Crise du livre, oui elle existe, il y a de moins en moins de lecteurs mais il y a toujours une demande pour les classiques ».
A propos de relève, Abdellah avance presque le même avis : la relève est hypothétique selon lui.
« On ne peut rien garantir, il faut attendre pour voir ».
Suspens.
A Casablanca au marché el-Bheira, un des plus anciens bouquinistes de la ville, haj el-Mamoun, avant de mourir il y a quelque quatre ans, avait préféré vendre sa petite boutique pleine de livres à un marchand de bouquins ambulant. Ce dernier s'activait dans les ruelles du même marché. Voilà une forme de relève différente et inattendue. Le nouveau bouquiniste qui a pris le relais, la quarantaine, raconte :
« Je m'activais dans la rue durant des années. J'ai proposé un prix à haj el-Mamoun qui hésitait à conclure le marché. Il souffrait d'une grave maladie. Il venait de moins en moins à son travail. Il me chargeait de lui garder la boutique en son absence, vendre à sa place. Des gens, des boutiquiers, marchands, artisans lui faisaient des propositions intéressantes pour acheter la boutique. Il hésitait. Il a fini par me la passer à un prix beaucoup plus bas que celui proposé par les autres ! ».
On comprend des propos tenus que haj el-Mamoun, l'un des anciens du marché aux puces el-Bheira, lorsque ce marché était encore à proximité de Bab el-Kébir (Place des Nations Unies), tenait à ce que sa boutique continue à vivre après sa disparition. Comme si la boutique figurait le meilleur de ses enfants. En tout cas, une façon d'exprimer de la reconnaissance pour ces livres qui l'avaient aidé à vivre avec sa famille en le mettant tout le temps à l'abri du besoin pendant un demi- siècle.
Dans la même ruelle du marché, il y a le doyen actuel des bouquinistes de Casablanca Bouazza, 80 ans environ, une mémoire vivante de la ville. Lui n'a pas de problème de relève puisque son fils diplômé de l'enseignement supérieur prend le relais. Bouazza, dans sa boutique de l'ancienne Bheira de Bab el-Kebir, était client des librairies gérées par des Français pour la reprise des fonds invendus. Epoque révolue par rapport à aujourd'hui où le problème d'approvisionnement en livres anciens pour le bouquiniste se pose. Hormis la camelote, les bons livres bon marché que les acheteurs s'arrachent ne courent plus les étalages des bouquinistes. Tout ce qui est bon disparaît très vite. Pas seulement à cause des clients mais des bouquinistes eux-mêmes en quête de bons titres qu'ils acquièrent chez les confrères pour les vendre à des lecteurs connaisseurs et exigeants.
Nouvelle génération
Une autre histoire de relève similaire à celle d'el-Mamoun, presque inespérée, est celle du bouquiniste Aziz, du Passage Tazi au centre de la ville de Casablanca. Aziz avec son frère, encore jeunes adolescents, vendaient des livres scolaires usagés au souk saisonnier des manuels usagés d'el-Bheira à l'occasion de la rentrée scolaire. Au début c'était pour pouvoir acheter leurs propres manuels et fournitures scolaires étant de famille pauvre. Ensuite ce fut pour se débrouiller un pécule.
« Nous prenions des livres des camardes, chez des enfants des voisins et nous avons constitué peu à peu un stock ».
Leur activité s'est développée par la suite après les études universitaires. Le frère de Aziz est diplômé en économie tandis que lui s'est inscrit à la fac de droit mais sans terminer le cursus. Ils se sont procurés d'abord une boutique de bouquiniste au marché Bheira où d'autres jeunes sont en poste. Ensuite ils se sont intéressés à la boutique du Passage Tazi qui était gérée par un Français d'origine italienne, Claude Richard, qui l'avait héritée de sa tante, une ancienne bouquiniste connue au même endroit depuis les années trente du siècle passé. Là encore, le gérant a tenu à ce que l'activité de bouquiniste soit perpétuée pour empêcher que le local soit transformé en un commerce de bouffe. Tout semble aller dans l'esprit de résister à l'uniformisation en grande marche.
« C'était sa condition. Il aurait pu vendre à quelqu'un d'autre à meilleur prix mais comme il a vu qu'on aimait les livres il a cédé à un prix intéressant, il s'est donné le temps pour choisir un preneur qui maintienne la profession »
Selon Aziz, il y a de moins en moins de lecteurs.
« Pour être bouquiniste aujourd'hui, il faut aimer les livres, condition sine qua non et se satisfaire de peu. Quand on cherche à gagner beaucoup d'argent il faut changer de métier. Mes clients sont en premier lieu des enseignants, aussi des chercheurs qui s'intéressent aux sciences humaines, philo, sociologie, histoire, j'ai plus d'ouvrages en français qu'en arabe, du fait de la situation de la boutique au centre, il y a plus de demande du français. Par ailleurs, on constate que les lecteurs en français ont plus de moyens financiers. D'autre part, je peux affirmer que les francophones lisent beaucoup plus que les arabophones, je suis catégorique là-dessus ».
Bien entendu, il ne peut affirmer qu'à partir de l'échantillon de ses clients sans pouvoir généraliser ou extrapoler.
La fourchette des tarifs des livres va de 5 Dh du plus petit livre à 500 Dh pour les beaux-livres. Pour se procurer des livres il n'attend pas, il fait le tour des marchés aux puces, visite ses collègues et achète chez eux.
« J'ai des contacts avec des bouquinistes même en dehors de Casa, par exemple à Fès. Je pense que les gens de Fès lisent beaucoup ».
Le dernier bouquiniste du Maârif
Ba Roudani, l'autre doyen des bouquinistes de Casablanca et qui siège au Maârif, parle lui aussi à sa façon de relève.
« Mes fils peuvent me succéder mais je ne peux les forcer à poursuivre dans le même chemin. Tant que je suis encore là, je garde mes livres, je ne changerai pas d'activité pour rien au monde, mais quand je ne serais plus là je ne pourrais pas forcer les enfants à poursuivre, je les comprends d'ailleurs s'ils décident de se lancer dans d'autres activités car le métier de bouquiniste devient une galère par les temps qui courent! ».
Au Maârif, il y avait beaucoup de lecteurs. Ba Roudani se souvient de ses nombreux clients. Il est dans la même boutique depuis 1963, dit-il, il s'est installé dans le local qui servait de salle d'entraînement de boxe après avoir travaillé auparavant pour le compte d'un buraliste au centre de la ville derrière la CTM, boulevard des FAR.
« J'avais beaucoup de lecteurs fidèles au début, surtout des Espagnols, des Portugais, des Italiens qui habitaient encore le Maârif et il y avait beaucoup de livres usagés. Un lecteur pouvait s'amener avec une trentaine d'ouvrages pour les échanger. Par la suite il y a eu de plus en plus de Marocains exclusivement. Je recevais des écrivains. Il y avait Zefzaf qui venait me dire bonjour au cours de sa ballade quotidienne. Aujourd'hui, des lecteurs jeunes sont de plus en plus rares. Les jeunes sont dans le divertissement, c'est une autre époque, c'est leur époque ».
Au Maârif, il y avait un certain nombre de bouquinistes. Certains ont disparu. Il ne reste aujourd'hui que Ba Roudani et un autre bouquiniste brocanteur dans la rue du Jura.
Nostalgie à la Jouteya de Derb Ghallef
Comment peut-on être illettré et vendre des livres pendant trente cinq ans ? Ce n'est pas rarissime, loin s'en faut. Et c'est le cas d'El Fadil Mohamed, 51 ans, exerçant depuis 1975 à la jouteya de Derb Ghallef. Ils sont près de dix bouquinistes rassemblées à Derb Ghallef. Voici ce que déclare Mohamed El Fadil :
« Les temps ont changé aujourd'hui, le livre usagé n'est plus demandé comme avant. Comment j'ai commencé ? C'est vraiment étrange. J'avais quitté les bancs de l'école au niveau quatrième année de l'enseignement primaire. Il fallait que je fasse quelque chose. Au début, j'ai commencé à vendre des vêtements à l'ancien site de la jouteya de Derb Ghallef. C'étaient tous des marchands ambulants qui déposaient leurs articles par terre et les emportaient le soir en partant chez eux. Or, le sort a fait que je me trouvais à côté des vendeurs de vieux livres. Il y avait Karam et d'autres. Mes hardes ne se vendaient pas. En fin de journée, je ne rapportais rien à la maison. Je rongeais mon frein en regardant les marchands de livres avec envie. Leur activité était des plus prospères. On s'arrachait leurs livres. Beaucoup de khourdas débarquaient dans l'ancienne jouteya de derb Ghallef avant son incendie du début des années 80. Des milliers de livres en vrac étaient ramenés par les marchands de brocante ambulants. Des Européens qui s'en vont et d'autres qui meurent âgés, leur famille se débarrasse de leur bibliothèque personnelle de même que du mobilier. Les brocanteurs s'en donnaient à cœur joie. Beaucoup se sont enrichis, ils sont devenus des antiquaires. On ne les reconnaît plus. Mohamed Karam, l'un des plus anciens bouquinistes de la jouteya, avait un parent qui travaillait avec lui. Un jour je lui ai demandé de se mettre en affaire avec moi. Karam n'a rien dit. Karam est un homme très bon, sans arrière pensée jamais. J'apprécie beaucoup cet homme, il a appris le métier à beaucoup de monde ici et certains ne sont pas reconnaissants. Il s'en contrefiche de leur ingratitude, je le sais. Je me demande même s'il y fait vraiment attention. Mais dans ce métier il y a des gens qui se sont fait de l'argent, qui se sont même lancés dans les affaires et l'édition alors que d'autres sont restés pauvres et même dans le besoin. Karam fait partie de cette deuxième catégorie. Il est malade depuis des années. L'association des bouquinistes de Casablanca devrait l'aider, l'honorer, c'est à lui qu'elle devrait remettre son prix lors de sa foire annuelle à la Place Sraghna, à Casablanca… ».
Au marché Koréa à Casablanca, ils sont trois bouquinistes dont Youssef Bourra, président de l'association des bouquinistes de Casablanca. Une association qui organise annuellement une foire des livres usagés à la place Sraghna, boulevard El Fida à Derb Soltane. Pour lui, le livre usagé se maintient malgré les difficultés parce qu'il est utile pour différentes couches de lecteurs démunis de moyens pour acheter des livres neufs. Selon lui, les bouquinistes devraient avoir aussi droit au chapitre. Par exemple avoir un petit pavillon au salon du livre pour exposer le meilleur de leurs fonds.
« Pourquoi ne pas nous aider à exposer, ça permettra de reconnaître que le bouquiniste est un relais important pour la promotion de la lecture, c'est grâce au bouquiniste que de futurs lecteurs iront vers le livre neuf ».
Youssef Bourra exerce dans sa boutique depuis 1987, année, coïncidence, de la première édition du SIEL. Installé dans cette boutique située dans une rue trépidante au milieu des menuisiers, il avait justement relevé une bouquiniste femme, hajja Fatima qui avait elle-même supplanté son propre mari.
« Après avoir abandonné mes études au lycée Mohammed V, j'ai voulu immigrer en France mais sans succès. J'ai alors commencé à vendre d'abord mes propres livres et suis devenu peu à peu ambulant des livres dans les ruelles du souk Koréa ? J'avais une ferracha. Fatima avait hérité de la boutique de livres de son mari après sa mort. Elle m'a aidé et m'appris le métier je lui dois beaucoup. Toute ma gratitude est pour elle. Devenue âgée et ses enfants grandis, j'ai pris sa place. J'aurais pu faire une autre activité plus juteuse, ma boutique est très bien située pour ça mais j'aime le livre ».
Pour l'association, il affirme qu'elle n'a jamais reçu aucune aide financière sauf qu'elle remporte la sympathie et l'adhésion des médias.
« La seule aide matérielle que j'ai reçue c'était avant la création de l'association. C'était en 1999 quand un incendie du souk a détruit ma boutique et tout le stock de mes livres. Quelle ne fut ma surprise quand l'écrivain Ahmed Bouzfour a fait débarquer 500 livres de sa propre bibliothèque dans ma boutique ! Comment oublier un geste pareil ! ».
Selon Bourra, tant qu'il y aura encore des gens qui aiment le livre, il se maintiendra et les bouquinistes se perpétueront.
Saïd AFOULOUS
Abdelkbir, bouquiniste ambulant
à Hay Mohammadi
Abdelkbir est bouquiniste ambulant visible tous les jours avec ses étalages de livres près de la grande Kissaria de Hay Mohammadi, incontestablement l'un des plus importants sinon le seul dans son genre dans la ville. Il est connu des bouquinistes sédentarisés dans le formel, ceux de Derb Ghallef, de Bheira et de Koréa et il est membre de l'association des bouquinistes de Casablanca qui organise chaque année une petite foire du livre usagé Place Sraghna à Derb Soltane. Ce quadragénaire, pas natif de Casablanca, avait quitté son village à cause de la grande sécheresse prolongée qui avait frappé le Maroc depuis l'année 1979. Il avait commencé à vendre les livres début des années 80, sûrement bien après les « émeutes du pain » de 1981. Il est allé un jour à Derb Omar et a acheté chez les marchands des magazines invendus, des exemplaires de publications de pays du Golfe, luxueuses revues de pétrodollar, papier couché, en arabe dont la « Majalla » très en vogue à l'époque. Il a commencé à vendre ces magazines 1 à 2 dirhams en faisant, en colporteur, le tour des cafés, boutiques et marchés. Le premier jour ça lui a rapporté des bénéfices. Il a donc continué sur sa lancée.
« Il m'arrivait de faire une recette quotidienne de cent dirhams, une fortune à l'époque ! ».
Ensuite, il a commencé à étaler sa marchandise sur le trottoir et progressivement à vendre des livres en les achetant à Derb Omar parmi les stocks d'invendus ou encore neufs chez les libraires grossistes des Habous, de même d'autres revendeurs de livre usagés, notamment des bouquinistes confrères. La rentrée scolaire, il vendait aussi les manuels scolaires usagés. Il avait commencé au début à déposer ses livres à Derb Soltane mais il a vite plié bagages « à cause des problèmes de mauvais voisinage ». Il est venu tenter sa chance à Hay Mohammadi près de la grande Kissaria où les foules s'agglutinent autour des étalages et des stations de taxis. Il y avait deux autres anciens vendeurs de livres. Il a déposé sa marchandise près d'eux sans problème à proximité des immeubles de la CFIM, angle boulevard C et rue Abna' Chuhada. Sauf à l'occasion de la rentrée scolaire qui voit l'éclosion d'une flopée de vendeurs saisonniers de manuels et fournitures scolaires, il est devenu par la suite le seul vendeur ambulant de livres de la région avec plus de trois mille livres étalés dans des cartons, en arabe et en français, de la littérature, des livres religieux, des livres pratiques, dictionnaires, ouvrages de vulgarisation, livres pour enfants, etc. Dans les étalages, on découvre des livres usagés mais aussi des livres neufs. A côté des livres de Tawfiq al-Hakim, Najib Mahfouz, d'autres auteurs, quelques livres de poches dépenaillés « Le Procès » de Kafka, « L'or » de Cendrars, « La Rue des sardines » de Steinbeck, « Narcisse et Golmund » de Hermann Hesse, « Le dernier jour du condamné » de Hugo mais aussi « Assarimou lmaslloul » d'Ibn Taymiyya, et d'autres livres religieux du patrimoine, « Dalail Khayrat » de Sidi Ben Slimane Jazouli, des livres de poésie, des ouvrages d'informatique, d'apprentissage des langues, comment apprendre le code de la route ? etc.
La quantité de livres transportés pose un problème de logistique. Depuis quelques années, il possède une camionnette pour transporter ses livres. Pour les étaler, il lui faut deux à trois quarts d'heures, sport quotidien garanti. Le même temps la nuit, quand il lui faut plier bagages souvent tard dans la soirée. Des fois la pluie le surprend. Il a appris ainsi à être prudent. Les jours de pluie sont pratiquement chômés.
« A ma connaissance, je suis le seul bouquiniste ambulant avec la longue durée d'exercice et la quantité et la diversité des ouvrages exposés en arabe, français, anglais ».
Il y a certes des bouquinistes ambulants un peu partout dans d'autres grands quartiers, surtout d'ouvrages religieux étalés à proximité des portes des mosquées, volumes reliés, plastifiés, titre en relief avec effet de clinquant, vendus au plus à 20 Dh l'exemplaire. Il y a aussi des ambulants du livre qui sillonnent les souks hebdomadaires en faisant usage d'une petite voiture. Mais lui il possède aujourd'hui des milliers de livres dont il n'expose qu'une petite partie et se tient au même endroit depuis plus de vingt ans.
Il possède une vieille chaise dont un pied est cassé et qu'il adosse à la camionnette pour s'asseoir. Chaque fois qu'un client ou une cliente l'interpelle, il se lève pour s'approcher et donner le prix. S'ensuivent parfois d'âpres négociations pour baisser le prix.
A chaque fois, quand on lui parle, le ton est très calme, pondéré. Il n'empêche que pour lui l'exercice de cette profession est passé par bien des vicissitudes. Surtout une histoire de la place occupée. Pour un marchand ambulant une question suivante se pose : comment garder « sa » place, cet endroit sur la voie publique conçu pour la circulation des piétons ? Il faut être présent tout le temps pour occuper sa place sur la voie publique, ne pas tomber malade ou, le cas échéant, laisser quelqu'un à sa place. Une place laissée vide risque de vous être raflée sous le nez.
Pour garder sa place, Abdelkbir a dû lutter. Ainsi il raconte qu'il a eu une mauvaise expérience à cause d'un reportage de 2M durant la rentrée scolaire de 1997.
« Sur la demande des journalistes responsables du reportage tv, j'ai fait une déclaration, très ordinaire pourtant, sur la vente des livres usagés et des manuels scolaires dans la région de la Kissaria où viennent se bousculer des dizaines de vendeurs saisonniers de manuels usagés et fournitures scolaires. Je ne pensais pas mal agir. Quelques temps plus tard, on m'a convoqué à la commune pour me dire qu'il fallait quitter cette place où je déposais mes livres depuis le milieu des années 80 ».
Des péripéties s'ensuivront, un procès devant le tribunal, des interventions. Au bout du compte, un responsable sécuritaire lui intime l'ordre de se tenir coi, « un pauvre homme vendeur de livres doit rester à sa place au lieu de faire des déclarations à la télé… ».
Après l'histoire de tracasseries de 1997 il y en a eu d'autres tout aussi inattendues. En 2003, après les graves événements des kamikazes du 16 mai à Casablanca, des fonctionnaires zélés, qui ont sûrement mal compris les ordres ou fait semblant de mal comprendre, ont fait embarquer les livres de Abdelkbir dans un camion direction les locaux-dépôts de la commune de Hay Mohammadi où ils sont restés pendant des semaines.
« Les livres étaient mal vus par les autorités à cause de certains ouvrages religieux qui incitent au jihad et à la violence. A ma connaissance je n'en avais pas. A peine si j'avais des livres du patrimoine comme des ouvrages d'Ibn Taymiyya qui se trouvent partout dans le circuit normal depuis toujours. Je suis mis au chômage pendant un certain temps. C'était l'occasion pour moi de chercher à trouver une autre activité pour vivre. Il faut bien vivre ! Alors j'ai commencé à vendre des fruits et légumes, pas au détail mais au gros. Je ramenais la marchandise de fermes de Doukkala vers le marché de gros, en compagnie d'un associé. J'employais cette camionnette, chargeant l'intérieur et aussi le toit du véhicule. Il m'arrivait de gagner jusqu'à mille dirhams par jour mais parfois on perdait aussi à cause des fluctuations des prix qui nous poussaient à vendre au prix coûtant, voire moins que le prix de revient. J'ai repris mes livres du dépôt de la commune. Sans revenir à mon activité. Mais pendant que j'étais occupé avec les fruits et légumes ma femme, sans m'en avertir, se met à jouer au bouquiniste en reprenant la vente des livres. Cette action m'a fait réfléchir. J'ai fini donc par abandonner le marché de gros et je suis revenu à mes livres ».
Il est plein de gratitude pour sa femme et pour son activité décrétée « noble ».
« Vendre des livres est une activité chrifa, elle m'a permis d'aider mes parents pauvres, de me marier, d'élever mes enfants, mais c'est une activité qui peut vous abandonner si on a un comportement mauvais, elle vous plaque, pour ça elle est sans pitié ».
Il aurait pu s'établir, se sédentariser dans un local quelque part mais il ne peut pas quitter cet endroit près de la Kissaria, un endroit stratégique où affluent des milliers de personnes venues de différents quartiers et qui prennent les grands taxis blancs desservant les quartiers plus ou moins lointains. Dans le coin au moins quatre vendeurs de sandwiches ambulants, de véritables restaurants en plein air, un phénomène qui s'est développé crescendo ces derniers temps. Ceux qui prennent des sandwiches dans des snacks en plein air avec des charrettes-fourneaux entourées de tables et de chaises avec une fumée dense s'arrêtent pour regarder les livres et il arrive qu'ils en consultent quelques uns. Bon nombre finissent par se décider à acheter ces livres couverts de poussière et de suie.
Abdelkbir, malgré une vingtaine d'années d'exercice au même endroit pour vendre des livres en tant qu'ambulant, n'a récolté que des tracasseries des collectivités locales. Après tant d'années on se serait attendu à autre chose : par exemple qu'on lui donne un kiosque à livres et journaux puisqu'il est le seul professionnel dans la région. De tout cela rien.


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