Des années durant, les bouquinistes foisonnaient dans toutes les villes du Maroc et étaient largement satisfaits de leur succès. Symbole d'une vie culturelle riche, ces marchands de vieux livres, corollaires des libraires, offraient souvent au connaisseur l'ouvrage qu'il convoitait avec avidité. Chercheurs, étudiants ou élèves hantaient ces lieux, dont le charme suranné poussait toujours à la curiosité. Pour acheter, vendre ou échanger des livres, le bouquiniste était une bouée de sauvetage pour bien des gens, pour qui le livre signifiait connaissance. Qu'en est-il aujourd'hui de ces intermédiaires de la lecture ? Hélas, autres temps, autres mœurs ! Les bouquinistes résistent encore, tant bien que mal, mais pour combien de temps ? Cela ne saurait tarder devant l'indifférence quasi générale dont ils sont victimes. Il est 16h. Une effervescence règne à Bab Marrakech, à l'ancienne médina de Casablanca. Loin du vacarme de cet endroit purement commercial, à B'hira, plus exactement, se dresse une rangée de boutiques riches en livres, certes, mais désespérément vides, quant à la clientèle, elle semble destinée à disparaître. Ils existent pourtant depuis les années 1950, précise le jeune Mehdi, dont le père tient une boutique ici depuis plus de 20 ans. Il nous indique aussi l'échoppe que son frère essaie, difficilement, de maintenir à Mers Sultan. «Les choses ont complètement changé... Ce métier ne fait plus vivre», se lamente Mehdi. Son voisin Khalid déplore également la situation. «Vous savez, dans les années 1970 et même 1980, B'hira ne désemplissait pas tout au long de l'année. Les élèves, les étudiants et même les professeurs venaient ici régulièrement pour chercher tel ou tel livre. Ce n'est plus le cas maintenant. Personne ne vient nous voir, hormis quelques élèves à la rentrée scolaire», précise -t-il. En attendant un esthète ! Loin de l'ancienne médina, au quartier Maârif, on ne pouvait guère éviter le célèbre Ba Roudani dont la boutique, près du complexe culturel Mohamed Zafzaf, est un véritable bric-à-brac. Livres de littérature, de sciences, d'histoire, de géographie s'entassent pêle-mêle entre magazines, revues et journaux. Emile Zola accompagnant Frédéric Dard, «Les Trois mousquetaires» saluant James Bond sans aucun souci chronologique. Ba Roudani évoque avec nostalgie la belle époque : «Je suis ici depuis presque 50 ans, nos anciens clients ne sont plus là, les gens qui lisent n'existent plus. Le problème se trouve précisément là, nous lisons de moins en moins dans une société où l'image et le Net ont définitivement pris le pas sur la lecture». Ce vieux bouquiniste affirme, par ailleurs, qu'à l'époque, les Marocains s'intéressaient beaucoup à la lecture. «Ils étaient plus nombreux que les Français. Mais, hélas, ce n'est plus le cas actuellement, ça ne marche plus», déplore-t-il. Pourtant, le bouquiniste offre un choix inouï, quant au nombre d'ouvrages empilés, et propose des prix largement abordables qui devraient inciter chacun à acquérir un ouvrage. «Des livres qui coûtent jusqu'à 300 DH, je les vends entre 15 et 20 DH. Je ne gagne pour ainsi dire pas grand-chose», précise Ba Roudani. Comment s'en sort-il ? Ba Roudani répond vite : «J'ai quelques clients fidèles, essentiellement dans le milieu scolaire, qui viennent toujours me voir. Surtout ceux de la mission française, car les élèves des écoles marocaines, avec un programme qui change tous les ans, n'échangent ni ne vendent plus leurs livres». Ainsi, la rentrée scolaire est le seul moment qui voit l'échoppe se remplir. Puis c'est l'attente et l'espoir de voir un esthète cherchant, par exemple «Les vies parallèles» de Plutarque que Ba Roudani nous montre avec fierté. Ainsi, le métier de bouquiniste est envahi par un désert qui s'étend de plus en plus et est appelé à disparaître, un jour prochain. D'ailleurs Mehdi, Khalid et Ba Roudani n'écartent pas cette fin. «J'avoue que l'idée de fermer cette échoppe et de faire autre chose me taraude depuis longtemps. Je pense que les bouquinistes sont tous acculés, face à cette situation, d'investir dans un autre secteur beaucoup plus porteur», nous confie Khalid. Les bouquinistes se muent peu à peu en aphasiques bavards, car avec qui communiquer et transmettre ? La banalité s'impose insidieusement partout avec sa lourdeur mortifère !