Décidément, nombre d'observateurs étrangers de la scène politique marocaine ne sont toujours pas parvenus à admettre que le Maroc a connu une révolution tranquille et peinent encore à saisir les subtilités de la scène politique nationale. Même les plus instruits sur le sujet. Ainsi en est-il de l'historien français et spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren, dont le récent entretien avec Radio Vatican place des approximations et hypothèses au rang d'arguments. Il est navrant qu'à force d'être sollicités par les médias pour exprimer des avis «experts» sur des événements d'actualités récentes, sans le recul nécessaire pour ce faire, certains intellectuels finissent par tomber dans le piège de la facilité des jugements à l'emporte pièce. Une phrase suffit à elle seule à résumer les propos radiodiffusés de M. Vermeren : «Je crois que l'Istiqlal, peut-être à la demande du Palais, même si c'est très compliqué, a voulu aussi miner un peu plus le pouvoir du premier ministre, qui est très critiqué au Maroc, dans la presse, dans l'opinion ». «Je crois que », «peut-être », «même si c'est très compliqué » Ce n'est point relativiser, c'est littéralement expliciter qu'on ne sait pas grand-chose sur le sujet à propos duquel on est sollicité. En fait, il fallait à tout prix inclure le mot «Palais» dans l'entretien radiophonique, quitte à forcer le raisonnement, si on peut parler de raisonnement. C'est malheureusement réduire les récentes réformes politiques qu'a connues le Maroc, concrétisées par l'adoption d'une nouvelle Constitution, à une simple comédie. Pour ce faire, il a fallu tordre le cou à la logique, en prétendant qu'une partie au palais aurait poussé «discrètement» le parti de l'Istiqlal à sortir du gouvernement, pour donner ensuite au Souverain le «beau rôle». Cela n'a ni queue ni tête, bien sûr, mais ce n'est pas à la raison des auditeurs que s'adresse la déclaration radiophonique de M. Vermeren. Il s'agirait plutôt de les conforter dans la paresse intellectuelle qui consiste à rester figé sur l'idée du «Palais» ou «Makhzen» omniprésent et omnipotent, tout en prenant la précaution de prévenir que «c'est très compliqué». Sophisme, quand tu nous tiens Puis il y a les évidences énoncées de manière à aboutir à de fausses conclusions. Tous les partis qui ont participé aux élections législatives de novembre 2011 aspiraient logiquement à obtenir la majorité des voix pour diriger le gouvernement, mais tous en ont admis les résultats qui ont porté le PJD au devant la scène politique marocaine. Comme l'a si bien souligné M. Vermeren, le chef de l'actuel gouvernement est «très critiqué» et il est donc évident que le Parti de l'Istiqlal, deuxième composante essentielle de la coalition gouvernementale, n'apprécie pas du tout de se trouver, du fait de sa participation au gouvernement, également sous le feux des critiques, surtout que sa nouvelle direction a, à maintes fois, publiquement tiré la sonnette d'alarme à ce sujet. Dans n'importe quelle démocratie au monde, un parti membre d'une coalition gouvernementale qui n'arrive pas à répondre aux attentes pressantes des électeurs cherche à se tirer de cette mauvaise passe en incitant le chef du gouvernement à prendre toutes les mesures nécessaires pour améliorer le rendement de son équipe ou d'en changer, faute de quoi il peut estimer qu'il lui vaut mieux se retirer pour préserver sa crédibilité auprès de ses électeurs. Plutôt que de se lamenter en criant aux «crocodiles» et autres «esprits malveillants», au risque de passer pour un guignol auprès de l'opinion publique nationale, il faut des fois savoir prendre des décisions difficiles, prouvant de manière concrète que pour les Istiqlaliens l'intérêt des citoyens et de la nation priment sur le cramponnement aux portefeuilles ministériels. Dans les propos diffusés par Radio Vatican de M. Vermeren, il y a des données expliquant les tenants et aboutissants de la décision du Conseil national du Parti de l'Istiqlal de se retirer du gouvernement. «Mais manifestement Benkirane ne veut pas bouger, le PJD ne veut pas bouger». Tout est dit dans ce passage, même s'il faut préciser qu'il est sorti de son contexte. Pour M. Vermeren, M. Benkirane et le PJD qui ne veulent pas bouger sert à avancer l'hypothèse que c'est ce qui aurait incité le Souverain à demander à l'Istiqlal de revenir sur sa décision. Une explication tirée par le bout des cheveux alors que le constat, réel, de l'inaction du chef du gouvernement tend plutôt à conforter la rationalité de la prise de position des Istiqlaliens. Quand à avancer sans sourciller que «c'est le palais qui construit et déconstruit les majorités», là c'est insulter l'intelligence des Marocains qui ont décidé de la carte politique par leur vote libre. SM le Roi est placé par la nouvelle constitution en dessus des luttes et des accords partisans, ce qui lui permet d'ailleurs de remplir sur la scène politique nationale un rôle d'arbitrage stabilisateur, justement apprécié par tous les Marocains pour cette raison. En fin de compte, il n'y a rien de particulier ni d'inattendu dans la décision du parti de l'Istiqlal de se retirer du gouvernement qui pourrait faire penser à une quelconque influence «occulte» ayant comploté dans ce sens. Rien d'autre que la bonne vielle politique avec ses alliances et ruptures d'alliances dans un jeu classique d'affrontement démocratique partisan. Sauf que ça ne fait pas assez «printemps arabe» auprès des opinions publiques occidentales que certains intellectuels cherchent, plus par facilité et manque de courage, à conforter dans leurs fausses perceptions plutôt que de les éclairer en les incitant à réfléchir sur l'originalité de la révolution tranquille qu'ont su mener les Marocains, Roi, peuple et formations partisanes. Tous les chemins ne mènent plus à Rome.