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Roman de la quête ou la quête du roman…
« Oussama, mon amour » de Youssouf Amine Elalamy
Publié dans L'opinion le 11 - 05 - 2012

Il y a quelques années, Youssouf Amine Elalamy qui devait présenter son deuxième roman Les clandestins (grand prix Atlas2000) à l'espace bleu de l'IF de Rabat nous a affirmé qu'en écrivant, il s'évertuait à se démarquer de ses prédécesseurs. J'ai toujours mis un point d'honneur à écrire ex nihilo, ou avec une gomme, affirma-t-il à l'auditoire qui en resta baba. Aujourd'hui, avec le recul, je me rends compte que notre jeune écrivain a dû employer métaphoriquement l'usage de la gomme, tant il est vrai qu'il ne peut prétendre se défaire ad vitam aeternam de ces milliers de kilomètres de mots, qui le traquent comme son ombre, surgissant contre son gré d'un palimpseste buté... Ainsi, son dernier roman « Oussama mon amour »(mars 2011), présenté récemment au centre Pen club international à Rabat, s'avère-t-il un exemple édifiant à cet égard .En effet, l'intertextualité se manifeste tant au niveau du para texte que du texte :
I/Le paratexte :
1-L'image de la première de couverture :
Force nous est de constater qu'elle a été réalisée par YAE lui-même dont nous venons de découvrir le talent d'artiste conceptuel bien rompu aux arcanes de l'art moderne. Il s'agit d'une illustration tenant à la fois du ready-made et du pop'art, en ce qu'elle rassemble des éléments hétéroclites :une affiche représentant la main rouge de fatma sur un fond blanc, avec un une formule qui a fait florès au lendemain de l'attentat de mai 2003 à Casa :touche pas à mon pays, une photo d'un visage partiellement cagoulé à l'aide de bas résille, découvrant néanmoins des yeux inquisiteurs ,au milieu desquels jaillit une flamme en train de consumer la photo. Cette image interpelle fortement le lecteur retors qui ne peut s'empêcher de formuler des hypothèses de lecture : ce regard scrutateur ne renvoie-t-il pas au thème du miroir à travers l'un des protagonistes du récit qui se regarde avant de commettre l'irréparable ?Ce regard n'est-il pas celui du narrateur (adoptant le mode de focalisation interne)qui nous livre ses pensées intimes au seuil de la mort ?La flamme consumant le visage ne renvoie -t-elle pas à la fin du récit où l'hajja, l'entremetteuse ,convertie en voyante ,recommande à Mina la prostituée de brûler la moitié de la photo de son amant pour conjurer le mauvais œil ?Et si c'était les yeux d'Oussama, cet amoureux transi de Mina la prostituée qui ne conçoit pas qu'un homme vienne à un lupanar pour uniquement se rincer l'œil ? La brûlure de ses interrogations ne saurait être apaisée sans la lecture attentive du « brûlot »de YAE.
2-Le titre :
A l'instar de l'image, on entend résonner ici d'autres titres d'auteurs notoires tels que Marcel Crespil avec Mogador mon amour, Marguerite Duras avec Hiroshima mon amour, ou plus explicitement encore le roman assez récent de Norman Spinrad, intitulé Oussama, jeune homme français enrôlé par ses supérieurs pour sensibiliser les beurs à la guerre sainte contre l'occident.
Le titre, « Oussama mon amour » allie dans une sorte d'oxymoron la violence à l'amour. Un autre paradoxe tient à ce que le personnage d'Oussama contraste avec l'image du terroriste Benladen ; en effet, à en croire Mina, il est « plutôt bel homme, encore jeune et sans verrues ni poils qui piquent sur le visage, il a le regard, la pudeur et les joues d'un ange sorti droit du paradis… »
II/Le texte :
1/Genre littéraire :
En dépit de l'indication générique de l'éditeur (roman), le texte de YAE est très difficile à catégoriser étant donné, qu'il emprunte tant au théâtre qu'à la poésie. D'abord l'auteur indique à la manière d'un dramaturge les noms des personnages de son texte, ensuite il les fait parler successivement à la première personne ,produisant ainsi une sorte de récits à tiroir qui sont des monologues intérieurs visant à nous installer de plain-pied dans les pensées des personnages .Ainsi en va-t-il du discours de Mjido,le rescapé de l'attentat qui, perclus de douleur et surtout d'horreur devant le corps béant de sa femme, croit qu'il s'agit d'une mascarade et dit à sa femme que le spectacle est terminé et qu'il est temps qu'elle quitte le personnage qu'elle a si bien incarné. Aussi, le registre du théâtre est-il omniprésent dans le texte de YAE.
Ensuite les personnages du récit se laissent parfois aller à des envolées poétiques et lyriques, comme en témoigne ce passage où le kamikaze Mstafa, à bord d'un autobus, décrit tantôt l'ultime paysage sylvestre, tantôt les rotondités d'une femme : « je me penche pour regarder la nuit au dehors. Insensibles au bruit des moteurs, des arbres dorment debout. Le bus ne leur arrivent même pas à la taille. Leurs chevelures restent figées et ignorent le vent. De temps à autre, un oiseau de nuit vient réveiller leurs feuilles qui frémissent en silence » « C'est fou même à la veille de mourir je reste sensible aux courbes de cette femme et, d'instinct, mon regard revient sur ses pas pour la saisir une dernière fois, serein comme si j'avais encore des années devant moi… »
2/Personnages :
Lecteur inconditionnel de William Faulkner et sans doute aussi de James joyce, YAE a emprunté(sans qu'il s'en rende compte)à ses grands maîtres la technique du courant de conscience(stream of consciousness), qu'on peut déceler à travers des monologues intérieurs assumés par quatre personnages (Mstafa, Mina, Mjido, Brahim),qui par intermittence délèguent la parole à d'autres personnages, créant ainsi des récits emboîtés.
- Mstafa : Il est incontestablement le personnage central ,Il est omniprésent dans le récit, dix chapitres lui ont été consacrés, il parle aussi bien dans l'incipit que dans la clausule. Dès le début on sait qu'il est mort et ses longues tirades ne sont qu'un discours d'outre-tombe. Force nous est de constater ici que nonobstant l'absence de suspens, l'auteur s'impose la gageure de tenir son lecteur en haleine jusqu'à la clausule, à l'instar des grands écrivains tel Victor Hugo dans Le dernier jour d'un condamné, Jean Anouilh dans Antigone.
En outre, la déréliction et l'ostracisme dont le Kamikaze est victime finissent par incruster la haine et la rancune dans son esprit et à l'acculer au terrorisme. Aussi sa logorrhée ne s'avère-t-elle pas salutaire, car il est des maux qu'on ne saurait crier avec des mots, mais avec une ceinture prête à exploser : le silence des hommes torturés, le corps de cette mère souillée par le canon d'une arme. Comment crier toutes ces horreurs rien qu'avec des mots ? Se demanda –t-il. En outre l'orgie verbale du personnage peut s'expliquer par sa mort imminente annoncée à l'incipit. Au fur et à mesure qu'il parle, ses jours rétrécissent tels la peau de chagrin du personnage de Balzac Raphaël de Valentin. Quelques instants avant sa mort, il se sent capable de parler jusqu'au bout. Il est à la fois Prométhée, le foie, le rocher et l'aigle
-La pastèque ou le double du personnage Mstafa :
Ce fruit volumineux, savoureux et capricieux, oblong ou rond au gré de son humeur, est incontestablement le substitut de Mstafa. La pastèque est anthropomorphisée si bien que, par une sorte de pudeur, elle a le visage enfoui à l'intérieur, quand on la fend en deux elle prend la chèvre et montre les dents. Mais, la pastèque joue le rôle surtout de l'initiatrice charnelle et terroriste grâce à qui il découvrira l'amour de l'horreur ou l'horreur de l'amour. Aussi, lui permettra-t-elle de ne pas mourir incognito dans cette ville où il se sent malaimé et humilié, mais en grande pompe, il se permettra donc de savourer une mort canon. Au demeurant, L'éclatement de la pastèque dans l'incipit ne fait que préfigurer la fragmentation de Mstafa dans un hôtel, une fragmentation tous azimuts : dans un verre à pied, au fond d'une gorge ouverte, sous les nappes ensanglantées, dans les lézardes, sur les rainures et les frises en plâtre, dans la toison d'un sexe…
L'érotisation de la pastèque nous fait penser au film franco-taïwanais Saveur de la pastèque, comédie juteuse et fruitée permettant aux personnages, réprimés dans leur désir de trouver le substitut idéal.
-Mina :
Le personnage da la prostituée Mina, éperdument amoureuse d'Oussama n'est qu'un prétexte pour briser l'omerta qui a longtemps peser sur une frange de la société, qui a choisi le vieux métier du monde, à son corps défendant. Ainsi, ce personnage a –t-il su trouver les mots pour dénoncer les maux qui rongent notre société : l'analphabétisme, la maltraitance des petites bonnes, le harcèlement sexuel, la prostitution, le phénomène des filles –mères…
-Mjido :
Ce rescapé de l'attentat terroriste incarne l'ampleur de l'horreur. Amputé d'une jambe, profondément groggy devant le corps béant de sa femme, il patauge dans la mort ou plutôt flirte avec elle. Il voit partout des torses, des ventres, des jambes striées de sang, des membres tordus, difformes, des corps lacérés, tailladés, traversés par une vitre… La scène est tellement monstrueuse qu'il finit par croire que ce n'est qu'une petite une farce. Mais avec le recul, il espère survivre à cette horreur pour pouvoir la raconter ad infinitum, perpétuant ainsi le souvenir du râle des estropiés.
-Brahim :
En faisant parler Brahim, le père de Mstafa, l'auteur veut donner une dimension humaine à son récit. On voit ainsi ce père en compagnie de son épouse ,cloués au piloris par leur entourage et emmurés dans le silence ;mais quand ils leur arrivent de parler ,c'est soit pour faire leur mea-culpa vis-à-vis du fils qu'ils n'auraient pas dû enfanter, soit pour exprimer cette térébrante douleur de la mère qui se souviendra hélas « du corps de son fils entier, qu'elle a tenu dans ses bras entier, elle qui se dit qu'elle ne l'a pas rêvé, ce corps qui lui revient en images et toujours entier…
iii/ Roman de la quête ou la quête du roman
1/Roman de la quête :
A travers ce roman le lecteur effectue une pérégrination houleuse à travers 24 chapitres à la recherche de l'identité ou la plénitude de son personnage Mstafa. Aussi le chiffre 24 est-t-il bien révélateur ; en effet le protagoniste nous a annoncé qu'il mourrait dans deux heures (indication de la durée du récit et de la lecture aussi) pendant la nuit, peut-être à minuit (24heures).Le chiffre 24 indiquerait aussi le nombre de lettres que constitue la profession de foi en arabe prononcée par l'agonisant (il n'y a de divinité que Dieu et Mahomet et son prophète).
Au demeurant, le morcellement du personnage n'est sans rappeler le mythe égyptien de la reine Isis, qui effectue un voyage mystique et initiatique à bord d'un bateau descendant le Nil pour retrouver les parties manquantes de son époux Osiris, démembré par le frère jaloux. Mstafa se débat dans une crise d'identité si bien qu' il a l'impression que les autres l'ignorent. Quand il se regarde dans le miroir, il refuse de ressembler à son père. Ainsi, n'a-t-il pas encore dépassé le stade œdipien et ne se reconnait pas non plus dans le miroir. À travers le voyage qu'il effectue la nuit à bord de l'autobus, il part à la quête de son identité. Mais la vraie quête de la personnalité commence peut-être à la clausule au moment de la fragmentation. Symboliquement, le corps de Mstafa est un véhicule qui effectuera le périple salutaire pour trouver son moi véritable, et sa plénitude.
2/La quête du roman :
L'auteur semble poursuivre sa quête d'une forme d'écriture romanesque qu'il a entamé depuis son premier roman Un marocain à new York et qui lui permet d'atteindre à l'universel. En effet, dans ce dernier roman, YAE n'a pas situé son récit dans un espace précis et fait preuve d'une rare faculté d'exploration de l'âme humaine. En outre comme dans « Les clandestinsé, il évite le suspens de l'incipit et opte pour le récit fragmenté et polyphonique, en faisant parler plusieurs personnages. Il adopte aussi un genre littéraire hybride, qui tient à la fois du roman, du théâtre de la poésie et du scénario. De plus, Elalamy amalgame les tonalités, en alliant tragédie humaine et farce grotesque à travers le personnage de Mstafa, qui continue à cultiver sa concupiscence au seuil de la mort ou à travers le personnage de la prostituée qui fait un usage spécial du dentier oublié par l'un de ses clients. L'auteur fait ici, peut-être sans qu'il le sache, un clin d'œil au roman de Faulkner A I lay dying, où le personnage du père est obnubilé par son nouveau dentier alors qu'on s'achemine vers le cimetière pour enterrer la mère.
En somme, ce nouveau « roman » de YAE est une sorte de bombe littéraire lancée aux lecteurs, qui doivent impérativement la désamorcer avant qu'elle n'éclate de (rire).On y trouvera aussi une sorte de délectation funèbre qui nous tiendra en haleine jusqu'à la clausule, et surtout une leçon édifiante d'écriture et d'humanité.


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