L'Opinion: Avant de publier «Dada L'Yakout» vous aviez déjà publié deux romans «Le Ressac» et «La Baroudeuse». Pouvez-vous nous en parler selon votre vision des choses en tant que projets d'écriture et ce que vous en attendiez ? Nouzha Fassi Fihri: Mon premier roman «Le Ressac» décrit une période juste après l'Indépendance avec une génération partagée entre deux civilisations, deux cultures, une moderne et une traditionnelle, avec pour les filles le mariage précoce à partir de 15 ans et pour les garçons la possibilité de poursuivre des études. C'était une période des questionnements sur l'identité, la culture marocaine. Je parle de «ressac» à cause de ces vagues qui, quand elles se brisent sur l'obstacle au rivage, reviennent sur elles-mêmes. En fait, après ce choc de la rencontre avec la civilisation occidentale et le plongeon dans cette culture par l'apprentissage de la langue française et la lecture, on devait revenir sur soi avec un autre regard. C'est ce regard sur soi, entre tradition et modernité, qui m'avait intéressé. Par exemple, la jeune fille qui avait lu Stendhal, tout en ne pouvant pas refuser de se marier par respect pour le père, ne pouvait pas non plus éviter le réflexe de rejet de la tradition qui l'opprimait, ne lui donnant pas voix au chapitre. En pleine société traditionnelle très conservatrice à Fès, il y avait bel et bien eu des femmes fortes pour oser refuser, faire preuve d'une certaine liberté individuelle. C'est le cas dans le deuxième roman «La Baroudeuse» dont l'histoire se déroule bien avant l'indépendance. J'étais trop petite pour connaître cette période. Tout ce que j'en connaissais c'était à travers de ce qu'on me racontait ou de ce que je pouvais trouver comme textes écrits. J'ai imaginé l'histoire d'une dame et d'un homme qui s'aimaient à Fès au début des années 1940. Ils s'étaient mariés. Seulement le mari est nommé dans un poste de l'administration dans la ville de Tétouan. Le père de la jeune femme, non seulement l'empêche de rejoindre son époux, mais les sépare en la faisant divorcer. Elle est remariée sous la contrainte à un autre homme qu'elle n'aimait pas. En 1944, l'ex-mari, qui est cousin de l'héroïne, revient pour la première fois à Fès. Cette femme a pu donc recevoir son ancien mari chez elle et vivre un moment exceptionnel avec lui sous le même toit. Comme une revanche. C'était elle qui gouvernait à la maison. Malgré la tradition, il y eut des femmes comme ça. En 1944, la ville de Fès a été assiégée et fermée pendant une quinzaine de jours, personnes ne pouvait y entrer ou en sortir et l'ex-mari y était venu à cette période. La décision de fermeture de la ville par les autorités coloniales faisait suite à la publication par les nationalistes du Manifeste de l'Indépendance du 11 janvier 1944. C'est à travers les bribes de ce que m'avaient raconté les gens ayant vécu cette époque, que j'ai reconstruit le roman en brodant bien sûr autour des lambeaux d'histoires qui m'étaient confiés. L'Opinion: Est-ce que la construction de «Dada L'Yakout» procède de la même manière ?
Nouzha Fassi Fihri: En effet, ce sont des lambeaux d'histoires que j'ai recueillis et autour desquels j'ai brodé. Sauf qu'ici, c'est un personnage central que j'ai intimement connu. C'est Dada Jmia' vendue à 7 ans, passant de main en main avant d'échouer chez mon grand-père qui l'a réservée pour sa fille. Par ce livre, j'ai voulu rendre hommage à une femme d'une grande force de caractère, d'une personnalité exceptionnelle, l'amie de notre mère, sa confidente, et c'était notre deuxième mère. Elle avait parfois des moments d'abattement, sans doute parce qu'elle était de temps en temps rattrapée par des réminiscences du passé mais c'était rare, car elle était souvent enjouée, elle avait beaucoup d'imagination, une grande joie de vivre, elle nous enchantait. Elle est morte à l'âge de 70 ans à 4 mois d'intervalle du décès de ma mère. A côté des bribes de mémoire, chaque fois c'est l'imaginaire qui prend le relais pour ajouter des choses, colmater des brèches, en se mettant à la place des autres pour imaginer leur caractère, leurs émotions. J'ai beaucoup travaillé le côté psychologique du personnage de«Dada L'Yakout». Le propre d'un auteur c'est l'empathie et le pouvoir de retranscrire des émotions.
L'Opinion: Qu'est-ce qui vous a le plus attiré dans Dada Jmia' ?
Nouzha Fassi Fihri: Ce qui m'a fasciné en elle c'est cette capacité d'outrepasser, transcender le drame de sa vie. En dépit de ce qu'elle avait pu endurer comme malheurs (rapt et déracinement), elle a gardé la joie de vivre, un humour parfois décapant. Je n'ai pas de peine à imaginer que dès le début elle s'est fait une place dans la famille d'accueil. Fait paradoxal, elle qui avait le statut d'esclave, finissait par introduire un vent de liberté dans l'enceinte de la vie bourgeoise régie par des règles de vie stricte, sévère, faite de pudeur, voire pudibonderie. Elle raffolait de transgression. Quand on lui faisait des reproches à propos de son comportement elle disait en éclatant de rire: «Je ne suis qu'une esclave !» Soi-disant que tout lui était permis. C'était elle qui était libre, pas la femme “horra”, la femme libre. Et libre, elle l'était foncièrement. La “horra” ne faisait pas de courses, sortait rarement, était comme sur un piédestal, tandis qu'elle, ne cessait de faire des courses, était constamment en contact avec les hommes, se permettait beaucoup de choses avec une grande marge de manœuvre dans un environnement plus ouvert. Elle se défendait par l'intrigue, les coups fourrés quand il s'agit d'ennemi alors que les amis, elle pouvait les défendre jusqu'à la mort si l'on peut dire.
L'Opinion: Quand donc avez-vous pensé à lui rendre hommage en écrivant son histoire ?
Nouzha Fassi Fihri: Je suis incapable de préciser une date. Mais je me rappelle que vers la fin des années 60, je lui disais de me raconter ses vieux souvenirs. J'ai même dessiné la maison du Caïd où elle avait vécu d'après son récit et ses descriptions, les pièces de la maison, la casbah. J'ai raconté le trajet qu'elle a traversé durant son rapt, des histoires d'escarmouches et de tueries. Chaque fois je complétais ce qui manquait en me documentant sur l'époque. Après son décès, j'ai pu rencontrer une de ses nièces qui lui ressemblait beaucoup et qui m'a raconté les retrouvailles de Dada Jmia' avec sa famille à Marrakech. J'ai rencontré cette nièce quelques dix ans après la mort de Dada Jmia' qui rendait visite à sa famille et revenait chez elle, c'est-à-dire chez mes parents qu'elle considérait comme sa vraie famille. J'ai rassemblé ces données sur les retrouvailles pour compléter ce que je savais déjà sur elle chez nous.
L'Opinion: A travers vos livres, chaque fois c'est le retour sur le passé. Pourquoi ?
Nouzha Fassi Fihri: Je considère que c'est important de transmettre la mémoire du passé aux enfants qui n'ont pas connu cette période. Transmettre la mémoire ce n'est pas du passéisme et c'est aussi l'occasion de passer un message de patriotisme. Par ailleurs, je dois dire que l'écriture me passionne. J'ai toujours beaucoup lu et écrit depuis que j'étais toute petite. J'ai arrêté mes études à Fès parce que j'ai été mariée à quinze ans. Je devais les reprendre par la suite à Rabat. Le hasard m'a fait rencontrer le métier d'interprétariat. Parallèlement à mon travail et à la responsabilité familiale, je vole un peu de temps pour lire, écrire et sauvegarder une mémoire qui se perd.
L'Opinion: Comment vous en êtes-vous venue à écrire en français au lieu de l'arabe ?
Nouzha Fassi Fihri: En effet j'aurais pu écrire en arabe. Notre maison à Fès était pleine de livres en arabe, nous avions une grande bibliothèque familiale. J'ai ouvert les yeux au milieu des livres. Mon père Mohamed Abed Fassi Fihri, mort en 1976, était conservateur de la bibliothèque de l'université Qaraouiyyine. Il est auteur notamment d'un travail bibliographique de tout le fond de la Qaraouiyyine, c'est un livre en cinq tomes qui répertorie tous les manuscrits de la célèbre bibliothèque. Le fait est que j'ai appris le français en même temps que l'arabe parce que j'avais été placée dans un collège bilingue, Oum Banine à Fès. On nous offrait deux livres à lire par semaine. J'en consommais quant à moi une dizaine, surtout en français. C'est comme ça qu'est venue cet intérêt pour le français, par le plaisir de lire. En lisant beaucoup en français l'écriture est venue dans cette langue. Au début, dans mes lectures, j'ai commencé par les classiques mais depuis je me suis intéressée à tout ce que je pouvoir avoir, à présent je suis ce qui se publie. Pour les écrivains marocains, j'aime beaucoup Driss Chraïbi, je trouve qu'il écrivait avec son cœur en ayant ce génie incomparable qui fait que ses livres demeurent d'une telle fraîcheur, on dirait hors de portée de l'injure du temps.
L'Opinion: Ecrire c'est bien, mais encore faut-il passer à l'étape suivante de la publication. Comment s'est produite l'édition de votre premier livre «Le Ressac» ?
Nouzha Fassi Fihri: J'avais écrit ce texte assez tôt mais je n'avais pas le courage de le publier, j'hésitais, j'avais beaucoup de respect pour le père. C'est que sa publication aurait pu être vue comme la marque d'une rébellion. Une fois mon père décédé, j'ai montré ce texte à mon frère qui m'a beaucoup encouragé à le publier. Lorsque j'ai décidé de le rendre public je l'ai retravaillé. J'étais ignorante du domaine de l'édition qui était balbutiante à l'époque au Maroc. J'ai fait 4 ou 5 exemplaires du manuscrit que j'ai envoyés par la poste à des éditeurs en France. Et puis il y a eu la réponse positive de L'Harmattan qui a accepté de le publier.
«Dada L'Yakout» roman de Nouzha Fassi Fihri, éditions Le Fennec, Casablanca.