Nouzha Fassi Fihri vient de publier, chez Le Fennec, un troisième roman, «Dada L'Yakout». Le roman est dédié à une femme (Jmia' de son vrai nom) vendue dans les années 20, à l'âge de 7 ans, par son beau-frère. Elle vécut d'abord chez un Caïd où elle était brimée avant d'atterrir dans la famille de l'auteur où elle s'est intégrée pour devenir un membre influent de la famille. Dada L'Yakout était ce qu'on appelle une gouvernante. Elle éduqua les enfants qui l'appelaient Mo-Dada. Pour écrire ce livre, l'auteur a donc eu recours à l'histoire réelle de Jmia' qui a vécu dans sa propre famille et qui l'a toujours fascinée par ses qualités humaines et ses divers dons artistiques de conteuse, chanteuse, danseuse, comédienne à l'humour fin. Un véritable creuset fécond d'authentique patrimoine orale marocain fait de contes, de devinettes, de proverbes, de complaintes... Au fil du récit, les propos de Dada L'Yakout décrivent une certaine condition féminine des harems du début du ciècle dernier, les rapts d'enfants vendus comme tout autre marchandise et réduits en esclavage, les mariages précoces comme on en parle encore aujourd'hui, les maltraitances de toutes sortes comme il en est actuellement question pour les petites bonnes. Elle donne une voix par son récit tantôt à la première personne, tantôt à la troisième personne, à une foultitude de personnages hauts en couleur pour exprimer leurs souffrances longtemps tues comme «Mo Rkia, ancienne concubine délaissée à l'âge de trente ans, qui avait eu un fils dans sa prime enfance suite à un mariage précoce et fut enlevée par une main criminelle», Aïcha d'El Haouz, Izza de Doukala, Malika la Fassia, Saadia des Béni Said, Cherifa, Abouch mariée au Caid des Rhamna à l'âge de treize ans et bien d'autres. Mais Dada L'Yakout raconte d'abord sa propre histoire comme si elle eût été sur un divan. Elle utilise le “Je” comme elle parle d'elle-même comme s'il s'agissait d'une autre: «Cette confession au crépuscule de l'existence l'éreintait en même temps qu'elle lui faisait du bien. Elle allait mettre fin à ces réminiscences qui la faisaient encore souffrir même après tant d'années». L'histoire est racontée à un public d'enfants et cela donne pourtant un discours où la narratrice verse dans des propos pour adultes, dans la mesure où l'on n'a pas affaire à des contes de fées. Comme pour Shahrazade, chaque soir le public puéril en redemande et Dada L'Yakout reprend un autre épisode de son feuilleton là où il avait été abandonné la veille, ne manquant pas au passage d'user de son tabac à priser en prenant le temps de se moucher à la manière d'un cérémonial propitiatoire pour donner de l'élan au récit. Nouzha Fassi Fihri a longtemps porté en elle le projet de rendre hommage à cette femme au destin très singulier et qui avait marqué plusieurs générations d'une même famille au point que les enfants et les petits enfants la tenaient pour leur deuxième mère. Comme on le dit si justement, le réel peut dépasser l'imaginaire le plus débridé: cette femme enlevée dans les années 1920, devait retrouver sa famille à Marrakech dans les années 1970 soit cinquante ans après. Le thème de la Dada dans la littérature marocaine, une gouvernante qui s'occupe de travaux ménagers et de l'éducation des enfants, est plutôt récurrent comme on le voit entre autres dans «Le sommeil de l'esclave» de Mahi Binebine, «Laisse-moi parler» de Halima Hamdane. Avec «Dada L'Yakout», il s'agit d'une autre facette truculente d'un destin transcendé avec au départ tous les handicaps possibles: être femme objet de discriminations machistes qui plus est esclave rivée au statut des sans droits mais qui prend à sa manière son destin en main sans se laisser faire. Nouzha Fassi Fihri, traductrice de profession exerçant dans un cabinet à Casablanca, avait déjà publié deux romans «Le Ressac» chez L'Harmattan (1990) et «La Baroudeuse» chez Eddif (1994). Dans l'entretien suivant elle nous parle de ses œuvres et de sa conception de l'écriture.