Les avocats rejettent en bloc la réforme de la procédure civile, jugée inconstitutionnelle. Ils placent leurs espoirs dans la Chambre des Conseillers pour ajuster le texte. Décryptage. Depuis son arrivée à la tête du ministère de la Justice en 2021, Abdellatif Ouahbi peine à s'entendre avec les avocats, milieu dont il est pourtant issu. Animé d'une forte motivation, le ministre, qui n'a pas sa langue dans sa poche, semble indisposer toute la profession avec le vent de changement qu'il apporte à l'ensemble du système judiciaire qui subit aujourd'hui une véritable transformation.
La goutte qui fait déborder le vase
Procédure pénale, Code pénal, Ouahbi veut tout changer, y compris l'organisation de la profession, quitte à s'attirer les foudres des robes noires qui lui reprochent son style trop personnel et son aversion pour le dialogue. D'aucuns se plaignent même d'une supposée détestation qu'il éprouverait à l'endroit de ses anciens confrères. Une impression difficilement vérifiable. En parlant avec de nombreux avocats, l'amertume et le ressentiment montent à la surface dès qu'on parle de lui. L'exaspération atteint son paroxysme avec la réforme du Code de procédure civile que le ministre a fait adopter au Parlement, au grand dam des avocats qui la rejettent en bloc. La colère est telle qu'ils étaient nombreux à manifester, samedi dernier, devant le temple législatif à Rabat. Tous répètent le même slogan : "Inconstitutionnelle", l'adjectif idoine pour eux pour fulminer contre le texte qu'ils contestent hargneusement. Voté à l'hémicycle à 104 voix favorables, contre 35 bulletins opposés et sans abstention, le projet de loi passe désormais à la deuxième Chambre. Cette réforme, rappelons-le, vient modifier le texte de procédure civile qui date de 1970. Chez les parlementaires, on se réjouit d'une réforme historique. A l'issue du vote, le président de la Chambre des Représentants, Rachid Talbi Alami, a félicité les députés d'avoir écrit l'Histoire. Loin des bancs de l'hémicycle, cette ardeur disparaît aussitôt.
Les griefs des avocats
La réforme est fortement décriée par les avocats qui mettent en garde contre une atteinte à l'Etat de droit et une confiscation du droit d'ester en justice. L'Association des Barreaux du Maroc (ABAM) a multiplié les sorties médiatiques pour dénoncer la réforme. Les griefs sont nombreux. Les avocats redoutent les nouvelles règles relatives aux recours judiciaires, tels que prévus par l'article 30 qui limite le droit de faire appel d'un jugement aux affaires où le montant du préjudice est supérieur à 40.000 dirhams. Cela veut dire, aux yeux des robes noires, qu'un jugement de première instance devient final dans certains cas, ce qui signifie restreindre le droit aux justiciables d'accéder à la Cour d'Appel. Si le préjudice est inférieur à 40.000 dirhams, le verdict devient définitif. Dans ce cas, le justiciable n'a nul autre choix que de faire appel au président du tribunal de première instance pour faire annuler la décision. Le projet de loi accorde cette possibilité.
Tous les chemins ne mènent plus vers la Cour de Cassation !
Le pourvoi en cassation est également restreint. Selon le projet de loi, personne n'a le droit de casser un jugement d'appel si le montant de l'affaire jugée est inférieur à 80.000 dirhams. Ce plafonnement scandalise les robes noires. "Nous sommes frustrés de constater que les litiges des personnes démunies n'auront plus le même traitement que les autres, ce qui porte atteinte aux droits constitutionnels des justiciables", s'insurge Ahmed El Majdi, avocat au Barreau de Rabat, qui craint les répercussions du texte voté au Parlement. Notre interlocuteur parle d'insécurité juridique. "Une réforme du Code de procédure civile doit avoir comme impératif majeur de promouvoir la sécurité juridique, or le texte qu'on a entre les mains est un texte de pure insécurité juridique", déplore-t-il. Ce point de vue est largement partagé au sein de la profession qui semble déterminée à mener la lutte jusqu'au bout. Ils sont nombreux à penser, à tort ou à raison, que la réforme veut dissuader le justiciable de porter plainte et de contester les décisions de justice pour soulager l'appareil judiciaire qui manque d'effectifs. Beaucoup d'avocats que nous avons interrogés en sont convaincus, bien qu'ils refusent de le dire à visage découvert.
Pour justifier cette crainte, ils allèguent la disposition qui inflige des sanctions aux avocats et leurs clients en cas de rejet d'une requête, qu'elle soit sur le fonds ou sur la forme dans une affaire. Cela nous renvoie à une nouvelle disposition selon laquelle le justiciable encourt une amende qui peut aller jusqu'à 10.000 dirhams en cas de rejet d'une requête de son avocat pour vice de forme (mal fondée en droit selon l'appréciation du juge). "Comment peut-on sanctionner un justiciable se voyant rejeter sa demande pour motif de nullité pour vice de forme et le faire condamner à une amende allant de 5000 dhs à 10.000, nonobstant le droit au défendeur de demander des indemnités", s'interroge M. El Majdi.
Des sanctions incomprises !
Aussi, la réforme interdit d'attenter des actions en Justice pour des motifs crapuleux. L'article 10 sanctionne toute personne qui saisit la Justice en étant mal intentionnée. Encore faut-il que le Juge ait la certitude que le plaignant soit animé de motifs autres que la défense de ses intérêts. Là, le flou reste total. A cela s'ajoute l'incompréhension suscitée par l'autorisation d'un mandataire (wakil) à déposer plainte et à suivre les dossiers dans les tribunaux. Les avocats dénoncent une attaque frontale qui met fin à leur monopole de plaider. Durant les discussions détaillées à la Chambre des Représentants, Abdellatif Ouahbi a plaidé pour que les gens puissent avoir l'opportunité de se défendre eux-mêmes dans certaines affaires civiles sans avoir besoin d'être représentés par un avocat. Par ailleurs, la réforme change profondément la procédure civile. Le ministre de la Justice veut accélérer la cadence de la Justice pour une meilleure exécution des décisions. Raison pour laquelle a été instauré le Juge d'exécution en matière civile, soit l'équivalent du Juge d'application des peines en matière pénale. Aussi, le texte prône la réduction des délais de traitement des dossiers pour remédier à la lenteur de la Justice.
Trois questions à Ahmed El Majdi "On ne peut pas créer un texte de loi comme on crée un règlement intérieur" * La réforme de la procédure civile est rejetée par les robes noires. En tant qu'avocat, pensez-vous que le texte pose problème en tant que bloc ?
Je pense que la réforme de la procédure civile est un texte de pure insécurité juridique. Il est clair que l'article 17 met fin au principe de l'autorité de la chose jugée. Cet article prévoit qu'une fois qu'une décision judiciaire est rendue sur un litige, cette décision, bien que définitive et contraignante, peut être réexaminée et remise en cause par le Parquet sans délai pour motif d'atteinte à l'ordre public, notion très vaste. Il est inacceptable qu'on fasse fi d'un principe qui garantit la stabilité des décisions judiciaires de sorte à éviter les litiges répétitifs sur les mêmes questions. Sinon, on tombe dans l'anarchie judiciaire. Aussi, est-il inconcevable qu'une décision judiciaire définitive soit remise en cause après 30 ans de la date de jugement.
* La création d'un intermédiaire qui peut représenter un client menace-t-elle le rôle de l'avocat ?
C'est une aberration. L'article 76 instaure le "wakil" qui peut représenter les parties et déposer des requêtes introductives sans être soumis aux obligations afférentes à l'avocat comme l'obligation de réserve, et celle de préserver les documents... Je me demande s'il bénéficie d'exonération fiscale ? Le wakil dans le subconscient collectif populaire est le ou l'un des représentants du Parquet et cela prête à confusion. Un wakil peu scrupuleux pourra utiliser ce titre à mauvais escient. Ce wakil doit-il détenir un grade académique, être juriste ou passer l'examen du barreau pour se présenter comme wakil tel que prévu par l'article 76, et percevoir ainsi des honoraires et des provisions. Il y a plein de questions sans réponses. Nous sommes face à une nouvelle profession de wakil sans le savoir ? Dans un Etat de droit qui se veut démocratique, l'avocat détient le monopole de l'exercice d'une mission universelle, celle de défendre les droits et intérêts des individus devant une justice sereine. Or, l'article 8 permet au juge de confier la mission de médiation des parties au litige à un assistant social ou toute autre personne sachant que la médiation nécessite une connaissance préalable du dossier. Seul l'avocat maîtrise ces mécanismes.
* Le texte n'a pas encore parachevé son circuit législatif puisqu'il va passer par la Chambre des Conseillers. Quelles sont vos revendications pour l'amender ?
Si les avocats manifestent, ils le font pour défendre les droits des citoyens qui seront bafoués car, au final, ce sont eux qui seront concernés. Nous appelons donc à la raison et au retour au dialogue. Les avocats et les magistrats doivent être associés à cette réforme afin de pouvoir limiter les affres d'un texte aux antipodes de la sagesse juridique. A la simple lecture de ce texte, le lecteur se verra confus. Grande est notre déception à l'égard des représentants de la majorité de la première Chambre qui devaient s'investir et prendre la peine de lire le texte pour identifier aisément les étrangetés singulières portant atteinte grave à l'Etat de droit et à la Constitution.
Recueillis par Anass MACHLOUKH
Circuit législatif : On n'est pas encore sorti de l'auberge ! L'affaire est loin d'être terminée pour autant que le projet de loi n'est qu'à mi-chemin du circuit législatif. Le texte a été transféré à la Chambre des Conseillers où les discussions s'annoncent intenses à l'instar de ce qui était le cas de la loi sur les peines alternatives qui a pris des mois de discussions tendues avant d'être adoptée. Le ministre de la Justice est censé déployer plus que jamais son talent de pédagogue pour convaincre les membres de la deuxième Chambre sur lesquels comptent désormais les avocats pour révoquer les articles indésirables. Pour sa part, le ministre de tutelle semble très satisfait de son texte. Lorsqu'il en a parlé pendant la session plénière dédiée au vote du projet de loi, il s'est défendu contre les accusations des avocats en assurant que la réforme a été préparée selon une méthodologie "participative élargie". Face aux députés, il a réitéré que le projet de loi est conforme à la Constitution et aux principes des droits de l'Homme. Vote au parlement : Un texte trop vite expédié ? L'Association des Barreaux du Maroc a fustigé la rapidité déconcertante par laquelle le projet de loi relatif à la réforme du Code de procédure civile a été discuté et voté au Parlement. Cette célérité est jugée problématique pour les ténors de l'Association qui estiment que les avocats ont été exclus. Lors d'une conférence de presse tenue lundi 22 juillet, le président de l'ABAM, Houssine Ziani, a fait part de sa sidération du fait qu'une réforme si profonde avec des centaines de dispositions soit discutée et amendée en si peu de temps. Il s'est dit sidéré que plus de 1000 amendements soient examinés en une seule journée. En réalité, selon nos informations, les députés ont mis 78 heures de travail à discuter l'intégralité du texte. Le bâtonnier a regretté que l'Association ne soit guère conviée aux concertations. Aussi, a-t-il déploré qu'aucune de ses propositions ne soit prise en considération. Pour rappel, le projet de loi a été déposé au Parlement le 9 novembre 2023, avant d'être transféré à la Commission compétente quatre jours plus tard. Le texte a été présenté par le ministre pour la première fois le 19 décembre 2023. La discussion détaillée a commencé dès avril dernier. Dix-sept séances ont eu lieu au total. Les amendements ont été déposés dès le 17 juillet. Le texte a été voté deux jours plus tard en commission. Plus de 1000 amendements ont été présentés, dont 321, soit 27%, ont été retenus.