Les scientifiques lancent un appel à la prévention concernant les risques croissants d'introduction au Maroc d'une espèce redoutable de fourmis invasives : la venimeuse fourmi de feu. Après les dernières pluies enregistrées dans le Royaume, plusieurs villes et villages ont vu apparaître des « fourmis ailées » qui se sont invitées par milliers, quelques jours avant une hausse significative des températures. « Lorsqu'on voit ces fourmis, ça veut systématiquement dire qu'il va faire chaud ou que les vents du Chergui vont se lever », explique un quinquagénaire de la médina de Salé. Au-delà de quelques surfaces à nettoyer, de quelques habits à épousseter et aux cris de quelques âmes entomophobes, ces créatures ailées ne sont pas vraiment une nuisance et encore moins un scoop journalistique. En essayant d'apprendre un peu plus à leur sujet, on peut cependant découvrir d'autres informations plus inquiétantes et d'une plus grande utilité publique... « Ces insectes ailés peuvent être des fourmis (mâles et princesses) en essaimage. C'est d'ailleurs la période pour commencer à observer ce genre de phénomène, surtout que la pluie est souvent un facteur déclenchant. Cela dit, le véritable risque lié aux fourmis qui nous alarme concerne plutôt la prolifération des espèces invasives », explique Ahmed Taheri, myrmécologue (spécialiste des fourmis).
Densification des colonies En 2020, le spécialiste nous confiait sur ces mêmes colonnes que le Maroc n'échappait pas au phénomène de propagation des fourmis invasives qui touche plusieurs régions du monde en raison de la recrudescence des échanges internationaux. « Si notre pays connaît depuis plusieurs années l'apparition d'espèces de fourmis exotiques et envahissantes, nous observons actuellement que ce phénomène s'intensifie. Nous voyons actuellement qu'aucune ville marocaine de moyenne ou de grande taille n'est épargnée et les habitants sont de plus en plus nombreux à se plaindre de la nuisance occasionnée », poursuit le chercheur. Si par le passé les Marocains considéraient l'apparition de fourmis dans leurs maisons comme un signe de bon augure, la situation est en cours de changer puisqu'il ne s'agit plus d'espèces autochtones peu agressives, mais de nuisances qui peuvent parfois causer des dégâts importants. « Les espèces de fourmis invasives qu'on trouve actuellement au Maroc sont le plus souvent d'origine tropicale et ont ainsi tendance à chercher des lieux chauds et humides pour s'installer, ce qui les pousse à occuper des habitations humaines », explique Ahmed Taheri.
Nuisances multiples
« Ces fourmis peuvent ainsi causer deux types de nuisances. D'abord des dégâts indirects, puisque les colonies peuvent occuper et détruire des installations téléphoniques et électriques et perturber ainsi leur bon fonctionnement. De même, elles peuvent également se rabattre sur des structures et des poteaux en bois et accélérer leur détérioration, à l'image de ce que d'autres pays comme la France ou le Canada ont pu vivre », précise notre interlocuteur, ajoutant que « le deuxième type de nuisance peut toucher les humains directement, lorsque par exemple les fourmis vont occuper un espace de vie ou un jardin ». Le spécialiste recommande ainsi que ce phénomène soit pris en considération par les autorités afin d'anticiper une situation qui évolue rapidement, d'autant plus que certaines espèces de fourmis beaucoup plus dangereuses peuvent également faire leur apparition dans notre pays. « La fourmi de feu est une hantise pour nous autres scientifiques puisqu'elle a déjà fait son apparition dans des pays européens. Or, nous savons très bien qu'une espèce invasive de ce genre, qui apparaît dans un territoire aussi proche de nous, ne tarde pas à se manifester également dans notre territoire », prévient Ahmed Taheri.
Fourmi de feu au Maroc ?
Le néophyte pourrait s'interroger sur la véritable gravité de l'apparition d'une espèce invasive de fourmis au Maroc, surtout que plusieurs autres ont déjà été répertoriées. « A ce jour, les fourmis invasives qui ont été identifiées dans notre pays peuvent être agressives, mais se limitent par exemple à mordre quand elles attaquent. La fourmi de feu est beaucoup plus inquiétante, puisqu'elle pique et injecte un venin durant le processus. Elle peut de ce fait s'avérer particulièrement nuisible et représenter un danger pour les individus vulnérables ou immobilisés », alerte la même source, qui n'exclut pas la possibilité que l'espèce ait déjà pu faire son apparition sous nos cieux. « Des études doivent être menées pour confirmer cette possibilité bien évidemment. Mais il n'en demeure pas moins qu'il est urgent d'agir pour prévenir ce risque, parce que les mesures curatives sont très coûteuses et souvent peu efficaces, face à la résistance de cette espèce », conclut le myrmécologue.
Oussama ABAOUSS 3 questions à Ahmed Taheri, spécialiste des fourmis : « C'est maintenant qu'il faut renforcer la vigilance et la prévention » * Pensez-vous qu'il faille mettre en œuvre un plan stratégique de lutte contre les fourmis invasives ? - Abstraction faite de plans spécifiques d'espèces d'insectes vecteurs de maladies ou ravageurs qui touchent à l'agriculture et aux arbres forestiers, il n'existe à ma connaissance aucun plan national global de lutte contre les insectes invasifs. Je pense que la lutte contre les fourmis exotiques et envahissantes devrait plutôt se faire dans le cadre d'une feuille de route stratégique qui prend aussi bien en considération toute la diversité des espèces-cibles que les spécificités des territoires où elles se trouvent.
* Vous n'excluez pas l'introduction au Maroc de la fourmi de feu. Faut-il attendre un travail scientifique qui confirme sa présence pour agir ?
- Cette question s'est déjà posée dans d'autres pays qui sont assez proches de nous. C'est le cas de l'Italie notamment où des myrmécologues ont publié un article qui prouve l'apparition de cette espèce et cela a enclenché un débat important avec les autorités sanitaires qui ont reproché que les données n'aient pas été partagées avec elles avant publication. Je pense que les scientifiques ont fait leur travail, surtout qu'ils avaient depuis plusieurs années alerté les autorités sur ce danger (à l'époque potentiel) sans résultat. Nous sommes actuellement au Maroc dans une situation équivalente. Le risque de voir apparaître des fourmis exotiques très dangereuses comme la fourmi de feu est réel. C'est maintenant qu'il faut renforcer la vigilance et la prévention. Lorsque nous aurons les preuves de son existence au Maroc, il sera déjà tard pour agir efficacement.
* Concernant le danger des fourmis sur la biodiversité, comment décrire concrètement l'impact de ces espèces sur la faune locale ?
- C'est simple. Les fourmis exotiques peuvent parfois se montrer très agiles et très combatives. Elles ont non seulement la capacité de chasser les autres insectes, mais peuvent également s'attaquer aux reptiles et à leurs œufs, attaquer et chasser des amphibiens, des oiseaux, et même des petits mammifères. C'est le cas de la fourmi d'Argentine dont les chercheurs sont en ce moment même en train d'étudier l'impact sur la biodiversité en Espagne. Or, nous savons déjà que cette espèce est déjà bien installée au Maroc, notamment dans la région du Nord. Monde : Echanges internationaux et invasion des espèces exotiques envahissantes Depuis que l'Homme a commencé à traverser les océans, plusieurs espèces se sont éparpillées dans les quatre coins du globe. Il s'agissait souvent de simples animaux domestiques que les voyageurs transportaient volontairement dans de nouvelles contrées. Pourtant, parfois à leur insu, les navigateurs ont introduit des espèces qui - quoique bien intégrées dans leurs habitats d'origine - se sont transformées en véritables ravageurs dans d'autres écosystèmes. Les fourmis, dont il existe quelque 13.674 espèces différentes recensées dans le monde, ont fini par connaître le même sort. Selon une étude publiée dans la revue scientifique Nature, on estime que 17% de la surface de la Terre (excluant l'Antarctique et le Groenland) est à haut risque d'invasion d'espèces non-indigènes. Une équipe internationale de chercheurs du CNRS au laboratoire « Ecologie, systématique et évolution » estime à près de 38 milliards de dollars le coût minimal annuel des dégâts provoqués uniquement par les insectes envahissants dans le monde. Ecosystèmes naturels : Quand les fourmis portent préjudice à la biodiversité locale En 2020, la revue scientifique américaine "Journal of Arid Environments" avait publié un article à propos de l'étude menée par Ahmed Taheri et son équipe afin de déterminer la répartition des fourmis indigènes (locales) et exotiques dans 11 oasis du Sud du Maroc. Le travail mené par les scientifiques marocains faisait déjà état de 27 nouvelles espèces de fourmis dans les oasis marocaines (qui s'ajoutent aux 17 déjà répertoriées) dont 5 espèces sont exotiques et envahissantes. 3 espèces envahissantes parmi les 5 découvertes (voir repères sur la fourmi folle, la fourmi à grosse tête et la fourmi de Singapour, ndlr) sont considérées comme des ravageurs - écologiques, agricoles et domestiques - à l'échelle mondiale. Durant la même période, les myrmécologues marocains avaient signalé l'apparition de fourmis invasives « à proximité de plusieurs aires naturelles ». Le constat a depuis changé puisque les spécialistes ont identifié des colonies de fourmis invasives au sein même de plusieurs zones naturelles. Sachant que les espèces exotiques envahissantes constituent le deuxième plus grand danger sur la biodiversité, Ahmed Taheri estime "qu'il est nécessaire aujourd'hui d'attirer l'attention des responsables et gestionnaires de l'environnement au Maroc sur cette problématique d'espèces exotiques envahissantes pour ne pas laisser la situation s'aggraver davantage jusqu'à atteindre un point irréversible où les interventions seront très coûteuses sur le plan environnemental, mais surtout moins fiables et moins rentables sur le plan financier".