Avant d'entreprendre la construction d'une marine marchande nationale, le Maroc doit minutieusement évaluer ses opportunités de succès dans un marché caractérisé par un oligopole et une concurrence intense. Après le développement portuaire, le Maroc aspire à franchir une nouvelle étape dans sa stratégie maritime. Ce nouveau cap a été fixé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI lors de Son discours de la Marche Verte, où Il a exprimé le souhait de voir émerger une flotte nationale de marine marchande "forte et compétitive". La création d'une flotte maritime commerciale permettra au Royaume de renforcer sa souveraineté et d'élargir son éventail d'activités dans l'économie bleue. Néanmoins, cette noble ambition s'annonce porteuse de grands challenges pour notre pays. Le Maroc s'apprête en effet à faire ses premiers pas dans un marché globalisé, verrouillé et fortement concurrentiel. A la question de savoir si le Royaume pourrait malgré tout se tailler une place dans le transport maritime, un haut cadre d'une compagnie maritime mondiale nous lance : "That ship has sailed". Expression british qui signifie littéralement que le navire a déjà pris la mer, mais qui sous-entend avec fatalisme que ce serait trop tard pour le Maroc de faire son entrée dans un marché ultra-concurrentiel. Trop tard peut-être, mais pas impossible lorsqu'on connaît les capacités insoupçonnées que le Royaume est capable de déployer face à ce genre de défis.
Oligopole
Depuis plus d'un demi-siècle, quatre armateurs contrôlent plus de 50% du transport maritime de conteneurs (90% du fret). Il s'agit de MSC, Maersk, CMA CGM et Cosco. Des centaines d'autres entreprises se partagent les miettes, et n'arrivent pas à rivaliser avec les majors en termes de prix, de capacités et de lignes maritimes. Selon les professionnels interrogés par « L'Opinion », l'accès à ce secteur deviendra de plus en plus difficile pour les nouveaux arrivants dans les prochaines années. En 2021, année de reprise économique post-Covid, les cinq principales compagnies maritimes ont totalisé un bénéfice historique de 64,25 milliards de dollars. Cette surface financière leur a permis de lancer une guerre des prix afin d'asphyxier toute concurrence, notamment via le dumping. Entre autres exemples de cette guerre des prix, il est désormais possible d'acheminer ou d'envoyer un conteneur de et vers la Turquie, gratuitement, pour l'unique raison que certains gros armateurs tentent aujourd'hui de faire plier de jeunes prétendants turcs qui les avaient concurrencés au lendemain de la crise du Covid.
L'autre manifestation de cette guerre de domination, c'est la saturation des circuits de commande en navires et en conteneurs à travers l'investissement des bénéfices dans l'augmentation des capacités. MSC, la plus grande compagnie maritime au monde, a déjà commandé 123 nouveaux navires porte-conteneurs qui s'ajouteront aux 793 qu'elle possède actuellement. De même, le français CMA CGM attend la réception de 114 nouveaux navires, alors qu'il en possède actuellement 612.
Ces nouveaux porte-conteneurs ont tendance à devenir de plus en plus gros, dans le but de réaliser des économies d'échelle. Une course au gigantisme que très peu d'entreprises peuvent soutenir. Une énorme flotte permet également à ces géants maritimes de négocier favorablement le prix du fuel, qui représente annuellement plusieurs milliards de dollars, ainsi que d'obtenir de meilleures primes d'assurance et des accès privilégiés à certains ports, entre autres avantages.
Perte d'expertise
Outre les besoins financiers considérables, le Royaume devra relever le défi des compétences. "Depuis la privatisation de la Compagnie Marocaine de Navigation (COMANAV) en 2007, le Maroc a vu décliner son expertise dans la gestion d'une flotte de marine marchande, un domaine exigeant des compétences très pointues et une réputation solide pour gagner la confiance des acteurs internationaux de ce secteur", nous explique le capitaine Abdelfattah Bouzoubaa, fondateur du Moroccan Maritime Museum et ancien directeur au sein de la COMANAV.
Pour relancer le secteur de la marine marchande au Maroc, notre interlocuteur recommande dans un premier temps d'établir des partenariats entre l'Etat marocain et des armateurs étrangers renommés. Cette démarche vise à "reconstituer le savoir-faire et à rétablir les liens avec le marché international du transport maritime, qui ont été perdus en raison de la quasi-disparition de la marine marchande marocaine", selon les propos du capitaine Abdelfattah Bouzoubaa qui ajoute : "Il va de soi que l'objectif ultime est de former une nouvelle génération d'armateurs marocains privés".
Cabotage
Compte tenu de la volonté de s'ouvrir au commerce international, l'Etat ne peut pas revenir sur la décision de libéralisation du marché, connue sous le nom d'"Open Sea", qui est entrée en vigueur en 2007. Les experts consultés par « L'Opinion » recommandent de réserver les lignes de cabotage aux navires battant pavillon marocain. Le cabotage est le transport maritime entre les ports du Maroc, par exemple entre Tanger et Casablanca.
"Le Maroc devrait mettre des barrières à l'entrée pour servir le cabotage national. En effet, ce protectionnisme est une pratique courante dans le monde entier et particulièrement au niveau européen, où seuls les opérateurs enregistrés à l'Union Européenne peuvent faire du cabotage et les navires battant pavillon marocain se voient exclus de ce marché", explique Mohammed Adnane Ouzzine, officier de la marine marchande et président de la Fondation maritime marocaine.
Du phosphate en vrac
Par ailleurs, les armateurs marocains pourraient se spécialiser dans d'autres activités en dehors du transport de conteneurs, notamment le vrac. "Le Maroc importe et exporte du vrac sec. Un navire qui arrive avec une cargaison de soufre ou de blé peut repartir avec une cargaison de phosphates. Dans le vrac liquide, c'est pareil. Il y a du vrac liquide à l'import et à l'export. Il y a donc des possibilités d'emploi de navires dans le vrac sec et liquide à étudier", analyse le capitaine Abdelfattah Bouzoubaa.
La création d'une compagnie maritime spécialisée dans le transport en vrac (vraquiers) aurait du sens, en particulier pour le transport des produits phosphatés. En raison des volumes exportés et de la part qu'il détient dans le commerce international de ce produit, le Maroc a une véritable opportunité à saisir dans ce domaine. L'OCP a d'ailleurs déjà tenté cette expérience par le passé, avec l'éphémère Maroc Phosphore Océan (Marphocéan).
Traversée du Détroit
Avec l'organisation de la Coupe du Monde en 2030, le Maroc devrait envisager de renforcer sa présence dans le secteur du transport de passagers, en mettant l'accent sur les liaisons à travers le Détroit de Gibraltar. Utilisée chaque été par des millions de personnes et des centaines de milliers de véhicules, cette ligne maritime souffre d'un manque de concurrence, ce qui entraîne une hausse des prix et une baisse de la qualité.
En 2012, la Commission nationale espagnole de la concurrence (CNC) avait condamné six compagnies maritimes, dont deux marocaines, à une amende totale de 84,3 millions d'euros pour "entente anticoncurrentielle" dans le transport maritime entre la péninsule espagnole et le Maroc.
Entre le vrac et le transport de passagers qui nécessite la construction d'une armada nationale de cargos et de ferrys, sans oublier la conquête de voix maritimes relativement peu desservies au niveau du Continent africain, le Royaume garde malgré tout une certaine marge de manœuvre pour le déploiement de ses ambitions maritimes. Mais dans tous les cas, la traversée pour l'atteinte de ces nobles objectifs s'annonce houleuse. 3 questions au capitaine Abdelfattah Bouzoubaa "La notion de souveraineté attachée au pavillon du navire est désuète" -Quel est l'état actuel de la marine marchande nationale ? -La flotte de commerce marocaine compte actuellement une quinzaine de navires seulement et comprend des porte-conteneurs, des navires à passagers et des tankers. Il est évident que cette flotte est insuffisante pour accompagner les ambitions maritimes du Maroc. -Pensez-vous que le pavillon marocain soit assez compétitif pour les armateurs et les exploitants de navires ? -Aujourd'hui, 80% de la flotte mondiale bat pavillon de libre immatriculation, dont plus de la moitié sont des pavillons du Panama, du Libéria, des îles Marshall, de Malte et des Bahamas. L'attrait de ces pavillons s'explique par les nombreuses facilités et avantages, pas seulement d'ordre fiscal, qu'ils offrent aux armateurs. Les 20% restants de la flotte mondiale qui bat des pavillons nationaux le font pour des motifs réglementaires, comme l'obligation de battre pavillon national pour les navires qui opèrent en trafic de cabotage par exemple. Les armateurs bénéficient dans ce cas d'une réservation de trafic.
La marine marchande est une activité mondialisée. La notion de souveraineté qui était attachée au pavillon du navire est désuète. Le pavillon est depuis longtemps déjà un choix pratique et économique.
-Le Maroc peut-il se lancer dans le transport de conteneurs ? -Dans le trafic conteneurs, actuellement il ne reste presque plus de place sauf dans le feedering (transbordement entre grands et petits navires, NDLR) du fait de l'importance prise par les mega-carriers grâce aux réseaux de lignes conteneurisées qu'ils ont tissés autour du globe et aux services associés qu'ils assurent. Toutefois, la nouvelle configuration des échanges du Maroc avec l'Europe et l'Afrique qui se dessine grâce aux zones industrielles de Tanger-Med et de Dakhla conduira à la création de lignes régulières courtes qui offriront des opportunités d'investissement aux armateurs marocains.
Il faut enfin souligner que les investissements dans les navires de commerce sont très capitalistiques et nécessitent des modalités de financement adaptées. 3 questions à Mohammed Adnane Ouzzine "La mise en place d'une flotte nationale devra prendre en compte l'élément humain" -Quelles sont les raisons de la détérioration de la balance commerciale liée au transport maritime au Maroc ? -Le déficit de la balance commerciale en liaison avec les services de transport maritime a toujours existé mais en disposant d'une flotte, on pouvait espérer réduire ce déficit. D'ailleurs, l'évolution des recettes était toujours positive avant 2011, date à laquelle l'ensemble des compagnies maritimes marocaines ont fait faillite. Mais à partir de 2012 et après l'immobilisation de la flotte de COMANAV FERRY, IMTC et COMARIT, la hausse des dépenses du transport maritime n'a eu de cesse de s'accentuer sans contrepoids des recettes. Il en résulte que depuis 2012, le paysage de la marine marchande marocaine est en faveur des armateurs étrangers sans oublier les surestaries qui demeurent importantes dans le contexte marocain.
-Dans quels domaines de la marine marchande le Maroc pourrait-il se spécialiser ? -Il est difficile de pouvoir concurrencer les grands opérateurs sur le marché du transport maritime conteneurisé, d'où l'intérêt de pénétrer le marché du transport maritime par des segments autres que le transport conteneurisé tels que le vrac à destination de l'Afrique subsaharienne ou par des navires RoRo (transport de matériel roulant, NDLR) reliant le Maroc avec les pays limitrophes. A ce juste titre, une attention particulière est donnée à l'évolution du TIR au niveau du port de Tanger Med et un tel essor est à prévoir pour le port de Dakhla également. Quant au transport conteneurisé, une flotte nationale de porte-conteneurs ne sera pas active sur les chemins Est-Ouest reliant la Chine au continent européen ou aux Etats-Unis d'Amérique.
Par contre, les porte-conteneurs battant pavillon marocain peuvent opérer en tant que feeders à partir des hubs tels que Tanger Med, Algesiras et Dakhla sans oublier le port pétrolier de Nador qui offre également des opportunités de développement d'une flotte de navires citernes dédiée pour le transport des hydrocarbures (navires pétroliers).
-Quels sont les éléments déterminants pour la réussite de cette ambition ? -La mise en place d'une flotte nationale devra prendre en compte non seulement l'élément humain abandonné depuis la faillite des armateurs nationaux, mais aussi un corpus législatif national adapté aux nouvelles exigences du secteur et enfin un accompagnement en matière de financement.