De par sa nature technologique, le cinéma manque de souplesse. Sans doute à cause de la lourdeur inhérente au système. Toujours beaucoup d'argent, jamais assez de temps. Mais aussi des habitudes de prises de vues et d'enregistrement du son avec énormément de monde. Toute une équipe organisée comme une armée en campagne, il a tendance à tuer la spontanéité, à étouffer ce qui vit. Avec un tel matériel et ces manières rétrogrades, la plupart des gens qui font du cinéma me paraissent totalement dépassés par rapport à ceux qui s'expriment par d'autres moyens. Une des forces du documentaire est de faire intervenir des gens réels, des situations réelles, des lieux réels. Il filme donc la réalité, une autre réalité ou la réalité des autres. D'entrée de jeu, et sans qu'on attende autre chose de lui, le documentaire filme déjà cela. En fait, c'est le cinéma lui-même. En effet, le cinéma est né en tant que documentaire : les frères Lumière bien sûr. Et même dans les films de fiction, le cinéma peut être dit, d'un point de vue théorique, documentaire. C'est Jean Luc Godard qui faisait remarquer qu'après tout, filmer un acteur, c'est faire un documentaire sur cet acteur. Filmer Brigitte Bardot dans « le mépris », c'est faire un documentaire sur Brigitte Bardot dans « Le mépris ». Certes, il se trouve que c'est aussi un personnage, que ce personnage évolue dans une histoire, qu'il y a de la narration, du récit, etc … Mais, il y a au départ une caméra, c'est-à-dire un système de prises de vue, il y a un micro, système de prises de son et puis il y a des corps et des lieux. Et cela existe dans tous les films. Donc, cette part documentaire est toujours à l'œuvre, elle travaille toujours le cinéma, parfois au second plan dans le genre documentaire. Mais, cela pose le problème de savoir ce qu'est précisément le réel au cinéma. On pourrait dire que depuis toujours, les cinéastes se divisent en deux camps. Il y a ceux qui pensent que le monde existe et qu'il suffit de le filmer. Et puis, il y a ceux qui pensent que c'est en filmant qu'on le fait exister, c'est-à-dire que le monde ne serait au fond qu'un ensemble de systèmes d'écritures et que filmer, c'est précisément mettre en œuvre une écriture spécifique qui est une écriture du monde. Si on aime le cinéma, c'est parce que l'on pense qu'au cinéma se passent des choses plus vraies et plus réelles que dans la vie. Donc, le documentaire c'est filmer le monde dans la mesure où c'est une condition en quelque sorte inévitable. Mais, c'est aussi, d'une certaine façon, faire arriver le monde dans le film, donc construire quelque chose, construire une pensée du monde, construire un système du monde à travers la cinématographie. De ce point de vue, il n'y a pas d'énormes différences entre le documentaire et la fiction. Le cinéma produit réellement la réalité qu'en un tour de passe, il fait semblant de montrer. Mais, c'est un leurre, le leurre de la fiction. Le même type de fonctionnement fondé sur la croyance est donc à l'œuvre dans le documentaire et dans la fiction, sauf que dans le documentaire, la croyance du spectateur est en quelque sorte cautionnée par l'idée que la réalité existe. C'est pourquoi le travail du documentariste est de faire en sorte que le chemin du spectateur soit un chemin de doute et qu'à la fin du film, le doute du public porte précisément sur le réel. Au fond, le cinéma fonctionne sur un système narratif qui est celui de l'effacement. Ce qui est posé dans un film s'efface au fur et à mesure que le film avance. Donc, ce qui apparaît disparaît et c'est pourquoi d'entrée de jeu, on peut dire que les choses sont sujettes à doute.