Les deux plasticiens s'engagent dans une aventure à quatre mains. Un work in progress qui laisse présager des lendemains détonants. Le récent Open Studio tenu à Casablanca le confirme. Traitement croisé pour visions consciencieusement chargées de non-dits. Un millefeuille d'idées façonne le projet profilé par ces deux artistes à la trajectoire peu commune, aux approches allogènes. Un duo chantant l'art, composé entre les notes. Un travail sonore, nourri de silences éloquents. Une symphonie fugueuse où s'injecte la liberté de ton. Et dire que c'est de peinture qu'on nous macule. Le tandem est d'une rude fragilité, une paire détonante. Amina Benbouchta et Ilias Selfati se claquent la bise depuis des années, bien avant de songer à mêler leurs mains à une pâte levée à force de discussions et de (dé)constructions. A priori, un brouillard épais se dresse entre la vision de l'un et le regard de l'autre. Mais à bien gratter et à copieusement palabrer, le voile s'envole et s'installe le souhait de la collaboration. Amina la Casablancaise et Ilias le Tangérois élaborent une idée que chacun développe dans sa ville de résidence. Intervient ensuite la confrontation qui assoit le concept du Quatre-mains : ça se touche, ça se superpose, ça se conjugue, ça se confond, ça se valide, ça se signe. Cela fait plus d'une année que l'exercice se répète, se peaufine, se perfectionne, vogue sans port d'attache défini. «Rien n'est encore figé, nous cherchons ensemble la forme à venir», disent-ils de concert. En somme, un travail en cours. Une profonde et laborieuse recherche qui n'entrave en rien les projets individuels. Une belle douleur Samedi dernier, Amina Benbouchta ouvre à Casablanca son studio de création à des happy few venus assister à l'évolution de ce pari qui promet de faire date. Le résultat est simplement bluffant. Les deux sensibilités se couchent allègrement sur différents supports, entre âmes et art. Tout en respectant l'ambiance d'un atelier de création (oeuvres nues, d'autres accrochées, d'autres encore posées à même le sol, encadrées ou pas, finies ou sur le point de l'être...), on perçoit plus le verre à moitié plein qu'à moitié vide. Les deux maîtres de cérémonie déambulent nonchalamment dans cet espace qui sent bon l'agitation d'idées, pressant le pas uniquement pour chercher et offrir un journal confectionné pour l'occasion, imprimé en format A4 sur du papier grand-père au grammage rigoureusement fin. En le feuilletant, on est frappé par le sombre qui n'existe que par la force de la clarté. L'ange et le démon se donnent la main, parlent respectivement d'amour et de création, se les renvoient dans un discours que seul un écorché aimant est capable de traduire. C'est, en majeure partie, la belle douleur qui se dégage de ces premières oeuvres bicéphales. Le vent, ce fils du ciel Malgré un foisonnement hors-sol émaillant le parcours de chacun des deux artistes, lorsqu'il s'agit de les inviter à se raconter le phrasé épouse le terre à terre, à la limite de la limpidité. Par politesse, certainement. Mais entre les lignes, la sagesse se couvre de folies bienveillantes. «Ce que j'aime le plus chez Amina, c'est le grand plaisir qu'elle a à peindre, à contempler et observer le monde, ainsi que sa curiosité à avancer dans son travail. Nombreux sont ceux qui ignorent son implication depuis de nombreuses années dans la peinture. Son but est de nous donner à voir les objets de son quotidien et la relation profonde qu'elle a établi avec eux.» Benbouchta peint certes, mais son implication dans l'image, l'installation et la sculpture entre autres déroute ceux qui ne lui connaissent pas cet attachement au pictural. Reconnue à l'international tel son complice, Amina se sert de sa plus belle palette pour dépeindre une récente association : «Ilias Selfati révèle une finesse extrême et la sensibilité d'un artiste de la renaissance réincarnée. J'aime la fougue, la passion et le respect qu'il a pour la peinture et pour son alter-égo le dessin. J'aime la façon dont il interroge l'histoire de l'art. Il faut prendre le temps de parler avec lui pour découvrir sa grande connaissance des artistes majeurs et j'apprécie cela comme un trait rare.» Amina et Ilias sont des Alignés qui se rangent loin de toute géométrie. Nageant avec dextérité dans les eaux de l'art contemporain, ils gagnent le pont qui surplomb cet art, s'accrochant au hauban qui indispose le vent, ce fils du ciel. Le tandem signe dans la foulée, lors d'un hommage rendu au critique d'art Jamal Boushaba disparu le 20 avril, un «Sleeping with Jamal» exposé le 29 juin à la galerie 38 du Hyatt Casablanca. Y est représenté un divan sur lequel s'étendent une histoire, une amitié. Amina Benbouchta et Ilias Selfati, l'une et l'autre réservent de belles accolades à l'art, en continuant à s'y référer pour mieux le broyer. A deux.