Dans la foulée de la crise diplomatique entre Rabat et Madrid, l'implication de l'Union Européenne est loin d'abaisser la tension. Résolution de Strasbourg, affaire Brahim Ghali, crise migratoire de Sebta, reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara, Emmanuel Dupuy, géopolitologue et Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe ( IPSE) prend du recul pour nous livrer sa vision des relations maroco-européennes à la lumière des derniers développements. - Le Parlement européen a voté une Résolution, jugée hostile au Maroc, au sujet de la crise migratoire de Sebta, en tant qu'expert et fin connaisseur de l'Europe, comment vous lisez cette initiative européenne qui ne fait pas l'unanimité ? - De toute évidence, la Résolution n'engage en rien l'Union Européenne. Et notamment la Commission Européenne qui exerce le pouvoir exécutif. Il s'agit là d'une initiative purement politique et symbolique, menée par les parlementaires socialistes espagnols, via l'Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D). Certes, plusieurs groupes l'ont votée, mais la Résolution n'a pas recueilli toutes les voix, seuls 397 députés, sur 705 au total, l'ont votée. 85 s'y sont opposés et 196 ont voté contre. L'on est loin du plébiscite ! D'autant que, par la suite, de nombreux eurodéputés ont été circonspects et ont clairement fait état d'une « mauvaise initiative », rejetant ainsi toute tentative de dilution de la crise entre le Maroc et l'Espagne. J'ajoute que l'Union Européenne n'est pas dans une logique d'opposition frontale et systématique avec le Maroc, en témoignent les déclarations élogieuses de la décision et l'engagement du Roi Mohammed VI quant au rapatriement des mineurs marocains non accompagnés, comme celle émanant du Commissaire européen pour le voisinage et l'élargissement, Oliver Varhelyi. Pour autant, il est certain qu'il y a eu une instrumentalisation de l'instance législative européenne par l'Espagne, en mettant en avant le vote européen, comme engageant les 27. La Résolution n'a pas pris en compte le fait que le Maroc protège les frontières européennes à la limite des moyens que l'Europe met à sa disposition. On parle de 300 millions d'euros par an, ce qui ne dépasse pas 20% du coût de la surveillance des frontières, tandis que le Maroc dépense 1,2 milliard d'euros par an. Par conséquent, il est malséant de critiquer le Royaume pour quelque chose qui dépasse ses capacités. Les parlementaires européens français du groupe « Renew Europe » seraient ainsi particulièrement mal placés pour critiquer le Maroc sur ce dossier, alors que le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, s'était réjoui, en mars dernier, de la coopération avec son collègue marocain, Mohamed Ben-Abdelkader, sur ce dossier ! - Des responsables et des médias européens ont accusé le Maroc de chantage, établissant un parallèle entre le Royaume et le cas de la Turquie, est-ce raisonnable ? - Il est contradictoire de juger le Maroc sur une crise, à la base bilatérale, et ne pas évoquer le cas de la Turquie qui se voit offrir plus de six milliards d'euros par an - sur la période 2016-2026 - pour contenir les flux migratoires en provenance d'Asie, notamment de Syrie. Il n'aura échappé à personne que la réaction de l'Europe vis-à-vis de la crise de Sebta est disproportionnée quand on voit la réponse timide réservée à la Turquie qui, elle, ne semble pas résolue à s'acquitter totalement de ses obligations à la frontière terrestre avec la Grèce et la Bulgarie et maritime avec la Grèce, à l'instar de l'île de Lesbos. Dans ce cas précis, l'on peut ainsi parler d'indignation à géométrie variable. - L'Union Européenne ne s'est pas prononcée sur l'affaire de Brahim Ghali, dont l'entrée illégale en Espagne contrevient aux accords de Schengen ? Pourquoi à votre avis ? - En effet, l'Union Européenne n'a pas de compétence pour s'immiscer dans les affaires intérieures d'un Etat membre comme l'Espagne, surtout qu'il s'agit de l'accueil d'un individu sur son sol. Du coup, l'UE estime que c'est une affaire qui ne la concerne pas. En revanche, l'Espagne a pu européaniser sa crise bilatérale avec le Maroc, grâce à la crise migratoire de Sebta, qui concernait les frontières de l'espace communautaire, et plus celles de l'espace Schengen. - Le Parti socialiste espagnol a toujours eu de bonnes relations avec le Maroc, comment expliquez-vous le revirement du gouvernement Sanchez, qui a ouvertement soutenu le Polisario en accueillant son chef d'une façon si controversée ? - Pour appréhender le « Ghali Gate », il faut l'inscrire dans le contexte politique espagnol complexe. N'oublions pas que le gouvernement de Pedro Sanchez est issu - depuis les dernières élections législatives de novembre 2019 - d'une majorité fragile et hétéroclite, dont fait partie le Parti des Socialistes de Catalogne (PSC) qui prône le fédéralisme et le parti d'extrême gauche Podemos qui, lui, sympathise volontiers avec les mouvements indépendantistes basques et catalans. Beaucoup avancent, à Madrid, que c'est ce parti et notamment son Secrétaire général, Pablo Iglesias Turrion, qui serait à l'origine de cette affaire. Le gouvernement socialiste espagnol aurait ainsi accueilli Ghali sous l'impulsion insistante des indépendantistes et de Podemos. L'une des raisons qui explique ce soutien espagnol, parfois jugé irrationnel, au Polisario, est que Brahim Ghali a été, pendant de nombreuses années, le représentant du Polisario en Espagne, ce qui lui a permis de construire un large réseau de connaissances au sein de la classe politique espagnole. Le deuxième élément est que le bloc indépendantiste au sein du Parlement espagnol a toujours plaidé pour la reconnaissance de la pseudo « RASD ». Il faut garder à l'esprit que le mouvement Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) avait tenté en 2017 de faire passer une Résolution au Sénat avec le soutien des nationalistes basques du Parti national basque (PNV) pour faire reconnaître un Etat sahraoui. En définitive, si Pedro Sanchez s'est hasardé à protéger Brahim Ghali, c'est parce qu'il subit en permanence une forte pression des alliés indépendantistes de la coalition. Par ailleurs, la ministre des Affaires étrangères Arancha Gonzales Laya, ministre avant tout technocrate, a sensiblement exacerbé la crise, mettant en exergue la fracture interne au Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) entre elle et certains de ses collègues, plus conciliants, à l'instar de la ministre de la Défense, Margarita Robles, ou son collègue de l'Intérieur, Fernando Grande-Marlaska. - Quels sont les enjeux du soutien espagnol, aussi occulte et inassumé soit-il, au Front Polisario ? - D'abord, je souligne que la question du soutien au Polisario transcende les partis politiques en Espagne. Il n'y a pas de parti intrinsèquement « allié » au Maroc, au vu des relations de Rabat avec tous les partis politiques, que ce soit de droite ou de gauche, qui changent au gré de la conjoncture politique. Le Maroc n'a pas toujours eu de très bonnes relations avec le Parti Populaire, bien qu'ils soient en bons termes actuellement. En revanche, les rapports avec les socialistes n'ont pas toujours été aussi détériorés qu'aujourd'hui. Il suffit d'évoquer les bons souvenirs de l'époque de Felipe Gonzales et José luis Zapatero et se rappeler que la position intransigeante vis-à-vis de Rabat de José-Maria Aznar, quand il était Premier ministre d'une coalition de droite (1996-2004), est assez semblable à celle de l'actuel locataire de la Moncloa. En réalité, le soutien espagnol au Polisario s'explique par la vitalité du courant indépendantiste en Espagne, incarné par des partis comme le Parti National basque (PNV, de Miguel Iceta), et la gauche républicaine catalane (ERC) qui dispose de 12 députés, 12 sénateurs et 33 députés au parlement de Barcelone, ou encore Podemos. Par conséquent, ce fort mouvement indépendantiste s'exprime internationalement par le soutien aux mouvements de même nature et dans d'autres pays. En l'occurrence, le soutien aux séparatistes du Front Polisario au Maroc. - Concernant l'affaire du Sahara, le Maroc a appelé les 27 pays de l'Union Européenne à prendre une décision claire après la reconnaissance américaine, pourtant, l'UE demeure équilibriste. Pourquoi ? Il faut distinguer la position de l'Union Européenne de celle des autres Etats membres. Je rappelle que le chef de la diplomatie européenne est l'Espagnol Josep Borell, qui est d'origine catalane et, singulièrement, le mari de Cristina Narbona, qui n'est autre que la présidente du Parti socialiste espagnol. Evidemment que sa lecture de la question du Sahara est influencée par sa culture et son ADN politique. Concernant les pays européens, il y en a ceux qui sont plus enclins à la thèse de la marocanité du Sahara comme la Serbie (bien que ne faisant pas partie de l'UE), la Hongrie et l'Autriche qui sont moins réceptifs aux idées séparatistes du fait qu'eux-mêmes en ont souffert et voient dans l'Accord d'Abraham, dont le Maroc est partie prenante depuis le 10 décembre, un facteur supplémentaire de cohésion vis-à-vis d'Israël. D'autres pays comme la France restent attachés, quant à eux, au processus onusien et refusent les demandes répétées de plusieurs pays africains visant à impliquer d'autres institutions comme l'Union Africaine. La diplomatie française soutient toujours le plan d'autonomie présenté par le Maroc, en avril 2007. La France soutient, du reste, pleinement la Résolution 2548, votée par le Conseil de Sécurité de l'ONU, le 30 octobre 2020, ouvrant un dialogue inclusif sur la question du Sahara. Quant à la reconnaissance américaine, la France, comme l'Europe, ne la rejette pas en elle-même mais considère que le contexte de fin de mandat, dans lequel la décision de Donald Trump a été prise, n'est pas de nature à stabiliser la région. Si cette reconnaissance avait été prise par Joe Biden, la France aurait sûrement réagi autrement. Néanmoins, pour l'instant, la décision américaine reste la base de discussion idoine et la France, comme la Grande-Bretagne, membres permanents du Conseil de Sécurité, sont nettement plus proches de la position marocaine que la Russie ou la Chine. - Est-ce que la reconnaissance américaine vaut encore quelque chose, au moment où l'Administration Biden semble circonspecte ? - Il est évident que la proclamation de Donald Trump a toujours une valeur du moment qu'elle n'est pas remise en cause par la présente Administration qui est en cours de faire un « assessment », c'est-à-dire une évaluation de la situation. J'avoue que la personnalité de Donald Trump pose problème pour les démocrates. Si la décision avait été prise par un autre président, elle n'aurait pas suscité autant de prudence. Donc, cette reconnaissance fait encore l'objet de rivalité politique entre républicains et démocrates, il suffit de constater que l'ambassadeur David T. Ficher, proche ami du président Donald Trump, a été rappelé de Rabat, par la nouvelle Administration Biden. En outre, il ne faut pas négliger le puissant lobby algérien et, pro-Polisario, très actif dans les couloirs des lieux de pouvoir, à Washington, notamment au Capitole, incarné par des voix qui comptent, à l'instar de John Bolton, Christopher Ross, le Sénateur républicain James Inhofe, et l'ancien président de la National Riffle Association (NRA), Daniel Keene. Ce lobby, bien entendu, joue en faveur des intérêts algériens et ne cesse de faire obstruction à toute initiative pro-marocaine. - Comment vous voyez l'avenir du conflit du Sahara à la lumière de tous ces développements ? - Pour être réaliste, tout dépend des pays qui présideront le Conseil de Sécurité des Nations Unies, dans les mois et années qui viennent. Les membres non-permanents ont aussi un rôle important, en témoignent les ennuis qu'a pu provoquer l'Afrique du Sud, allié traditionnel d'Alger sur le dossier du Sahara, pendant sa présidence du Conseil de Sécurité. En résumé, les choses ne sont pas encore claires au niveau du Conseil de Sécurité vu la différence des positions des grandes puissances sur le dossier du Sahara, sachant que la Chine et la Russie ne sont pas totalement alignées sur la position marocaine. Pour sa part, le Maroc continue d'engranger de plus en plus de soutien au niveau international dont témoignent les nouveaux consulats qui ont été ouverts au Sahara, à l'aune des 22 déjà installés, à Dakhla (10) et à Laâyoune (12). Ce qui constitue en soi des victoires importantes pour le Maroc, dont l'offensive diplomatique en Amérique latine et en Afrique est désormais décisive.
Portrait : Qui est Emmanuel Dupuy ? Fin connaisseur de la politique internationale et des relations méditerranéennes, Emmanuel Dupuy occupe le poste de Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). Il est Secrétaire national du parti Les Centristes, en charge des Relations Internationales. Il est également Professeur associé au sein de la Faculté des Lettres & Sciences Humaines de l'Université catholique de Lille ainsi qu'au sein de l'Institut Supérieur de Gestion (ISG) de Paris. En parallèle, il est souvent invité à donner des cours au sein de la Zhejiang Wanli University du Ningbo Maritime Silk Road Institute (Ningbo, Chine). M. Dupuy a occupé aussi des postes de responsabilité au sein du gouvernement français. Il fut chargé de mission auprès du secrétaire d'Etat à la Défense et aux Anciens combattants de 2008 à 2010. Emmanuel Dupuy est très engagé dans l'agenda international des conférences et il fréquente souvent le Maroc pour prendre part à des séminaires et forums internationaux tels que MedDays