L'Algérie va bien, l'Algérie va mal. D'un côté, une santé financière insolente avec des réserves en devises dépassant les 110 milliards de dollars grâce aux hausses successives du prix des hydrocarbures. De l'autre, des émeutes si fréquentes qu'elles passent pour le seul mode de contestation sociale et des harragas si nombreux que, pour la première fois en avril, le conseil des ministres s'est penché sur le phénomène. Depuis le début du printemps, des émeutes éclatent un peu partout. Elles durent trois heures, une demi-journée, deux jours, parfois plus dans des douars comme dans les quartiers populaires d'une grande ville. Elles réunissent des dizaines, des centaines ou des milliers de citoyens qui brûlent des pneus, barrent les routes en improvisant des barricades avec des pierres et des troncs d'arbre, se font bouclier humain pour paralyser la circulation, affrontent les forces de l'ordre, caillassent et/ou incendient les sièges des administrations comme si celles-ci symbolisaient l'autisme auquel se heurtent toutes leurs revendications. 28 ans d'attente Le 27 avril dernier, les villes de Chlef et de Chettia, où le taux de chômage est supérieur à la moyenne nationale, ont connu quatre jours d'affrontements au cours desquels 20 édifices publics, dont la direction régionale de Sonelgaz, ont été saccagés ou incendiés. Ce sont les poursuites judiciaires lancées contre Mohamed Yagoubi, le porte-parole des sinistrés du séisme d'octobre 1980 qui ont mis le feu aux poudres. Ce dernier avait accusé le wali «d'exclure et de marginaliser une partie des victimes du séisme». Mais ce n'était que la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Car 28 ans après, le problème des logements en préfabriqué édifiés après le tremblement de terre n'est toujours pas réglé. Et les sinistrés qui occupent toujours ces habitats très dégradés et très amiantés, n'en peuvent plus de tirer la sonnette d'alarme et de protester notamment contre la remise en cause de l'aide financière qui leur était destinée. «Cette situation a renforcé le sentiment d'exclusion ressenti par les jeunes, comme à Hassi-Messaoud, Tiaret, Laghouat, Ghardaïa, Gdyel, Bachar, Tizi-Ouzou, Arzew, Mascara, Constantine, Annaba et d'autres villes et villages reculés qui ont été dévastés par les protestataires», estime Mohamed Smaïn, le vice président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'Homme (LADDH) qui dénonce des dizaines d'arrestations «en dehors de la zone d'émeute pour donner une autre version des faits et légitimer la brutalité policière face à des personnes non armées, par exemple à Gdyel où des arrestations à domicile ont eu lieu le lendemain des manifestations». C'est à la mi-avril que Gdyel a été ravagé par des heurts qui ont fait plusieurs blessés parmi les forces de l'ordre et les jeunes et 49 arrestations. Quelques jours plus tard, le 2 mai, c'est Ksar El-Boukhari qui s'est enflammé pour exiger la libération de 35 personnes arrêtées, dont trois ont écopé de deux ans de prison ferme. Là, tout avait commencé par une rixe entre un policier et un groupe de jeunes dans un quartier populaire à la fin d'un match de football opposant l'équipe locale à celle de Boufarik. Mais la fermeture du marché informel qui représente la seule ressource d'El Ksar semble aussi avoir pesé lourd dans cette colère. La situation a, quoi qu'il en soit, vite dégénérée et l'émeute s'est propagée dans toute la ville. L'embrasement général a vécu, la guerilla sociale se généralise Si le phénomène n'est pas nouveau, il a changé au fil des trois dernières décennies. En 1980, l'interdiction d'une conférence de l'écrivain Mouloud Mammeri avait provoqué deux mois de violentes protestations en Kabylie. Ce «printemps berbère» avait préfiguré les émeutes de Constantine (1986) et surtout celles d'octobre 1988, qui furent à l'origine de l'instauration du multipartisme et firent de 500 à 800 morts après que l'armée algérienne eut, pour la première fois, tiré sur la foule. Treize ans plus tard, en 2001, le meurtre d'un adolescent à l'intérieur d'une brigade de gendarmerie déclenchera «le printemps noir de Kabylie». Aujourd'hui, l'embrasement général n'est plus de mise. Mais les microrévoltes localisées, limitées dans le temps et souvent violentes se sont généralisées. Elles sont devenues en tout cas la principale façon des laissés-pour-compte d'exprimer leur ras-le-bol, alors que l'ampleur prise par le phénomène des harragas accroît la tension. Le 9 avril, la nouvelle de la noyade d'une dizaine d'entre eux a ainsi provoqué des manifestations de jeunes qui ont failli tourner à l'émeute à Tiaret. Comment arrêter ces jeunes algériens de plus en plus nombreux qui n'hésitent pas à mettre leur vie en péril pour un hypothétique ailleurs? La réponse des autorités est peu banale : les harragas risquent de ...six mois à cinq ans de prison et une amende de 10 000 à 50 000 dinars. Un jugement «scandaleux, illégal et irrationnel» estime l'avocate Fatima-Zohra Benbraham, les harragas devant être considérés comme des victimes et pas comme des criminels pouvant être sanctionnés alors qu'ils sont dans les eaux territoriales de leur propre pays. Une situation qui «s'apparente de plus en plus à une guérilla sociale», note un éditorialiste du Quotidien d'Oran. En remarquant que «les politiques paraissent désormais ne s'en remettre qu'aux seules forces de sécurité ».