Entendre le discours fleuve prononcé le 20 juin 2011 par Bachar el Assad et le voir patauger dans de fastidieux détails a quelque chose d'irréel. Alors que la situation en Syrie a atteint un point de non retour, le président syrien n'en démord pas : son pays fait face à un «complot de terroristes armés». Trois mois après le début d'une contestation qu'il tente d'écraser dans le sang - près de 1500 morts - et en torturant des milliers de personnes «pour l'exemple», sa troisième intervention aura été un coup d'épée dans l'eau. Certes Bachar el Assad concède qu'il existe, parmi ceux qui veulent «saboter l'Etat», des manifestants «sincères». Mais il ne promet rien sauf des réformes au contenu vague avec des élections législatives «fin juillet, fin août» et un possible amendement d'une clause de la Constitution faisant du Baas le «parti dirigeant de l'Etat et de la société» depuis 1963 ! L'opposition ne s'y est pas trompée : avant même la fin du discours, elle est descendue dans la rue pour appeler à poursuivre la révolte. Damas a répondu en maniant la carotte avec l'annonce d'une nouvelle «amnistie générale» (des centaines de prisonniers politiques avaient été libérés il y a trois semaines mais des milliers restent en prison) et le bâton: organisation de manifestations pro-Assad et poursuite des tirs contre les manifestants! Vers une entrée en lice de l'armée turque ? Autiste, le régime ne prend pas la mesure de l'ampleur d'une contestation qui provoque des affrontements entre forces loyalistes et soldats ayant fait défection. Fort de l'assurance que la Russie mettra son véto à une résolution du Conseil de Sécurité, il ignore les pressions des Etats-Unis et de l'Union européenne. Paradoxalement, le plus gros problème pour Bachar El Assad pourrait venir de son ex-allié turc. Les forces syriennes se sont d'ailleurs déployées le 20 juin à la frontière turque pour empêcher les habitants de se réfugier dans les villages frontaliers. Alors que plus de 10 000 personnes ont réussi à passer en Turquie et craignent l'attaque de leurs campements gérés par le Croissant Rouge turc, 5000 autres seraient massées à la frontière et redoutent elles aussi un assaut des forces de l'ordre syriennes. Pour la première fois, Ankara a commencé à leur fournir une aide humanitaire sans toutefois franchir la frontière. Cette opération prélude-t-elle une entrée de l'armée turque au nord de la Syrie pour y établir une zone tampon où réfugiés, militaires déserteurs, dirigeants de l'opposition et militants syriens seraient en sécurité sous sa protection? Ce n'est pas exclu. Une opération analogue avait déjà été organisée par Ankara en 2003 au nord de l'Irak. En réalité, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, auréolé de sa victoire aux élections législatives du 12 juin - les troisièmes qu'il remporte avec 49, 9% des suffrages – est aujourd'hui au cœur des grandes manœuvres diplomatiques pour tenter de dénouer la crise syrienne. Ankara, capitale de l'opposition syrienne Ce n'est pas un hasard. La crise économique de 2008, le blocage des négociations avec l'Europe et la chute des exportations turques vers le vieux continent ont amené Ankara et ses industriels à regarder de plus en plus vers le Moyen-Orient, l'Asie centrale et même l'Afrique. L'ambition de cette diplomatie, qui a rendu Erdogan très populaire dans le monde arabe, explique à la fois le rapprochement spectaculaire mais éphémère avec la Syrie et l'Iran …puis la position très dure adoptée par Erdogan contre le régime syrien qu'il accuse de commettre des «atrocités» et d'avoir un comportement «sauvage». Quand on sait que le Premier ministre turc appelait encore récemment Bachar el Assad «mon ami», on mesure l'importance d'un revirement qui n'est pas seulement verbal. La Turquie ne s'est pas contentée d'ouvrir ses frontières aux réfugiés syriens qui fuient la répression sanglante menée par Maher, le frère de Bachar el Assad – mis en cause nommément par Erdogan. Fin mai, elle a accueilli la première grande réunion de l'opposition syrienne à Antalya, une ville balnéaire du sud du pays. Aujourd'hui, cette opposition, qui est divisée et très hétérogène, tente de se fédérer à la frontière en territoire turc en créant un «Conseil national». Les motivations de Erdogan ne sont pas uniquement humanitaires. Il suffit pour s'en convaincre de se souvenir de l'opposition de la Turquie à l'opération de l'Otan en Libye - elle avait proposé le fils de Kadhafi pour mener la transition ! – et des félicitations adressées au président iranien Mahmoud Ahmadinejad après son élection contestée. Influence «modératrice» d'Ankara Mais il est difficile pour Erdogan et l'AKP sunnites de rester les bras croisés quand la minorité alaouite au pouvoir dans la Syrie voisine massacre des milliers de sunnites. L'afflux de réfugiés syriens en Turquie inquiète par ailleurs Ankara. Les Turcs, qui se souviennent de l'arrivée de 500.000 Kurdes irakiens fuyant les massacres de Saddam Hussein en 1991, n'ont aucune envie de revivre cette situation. La Turquie craint en outre une infiltration de militants kurdes du PKK réfugiés en Syrie. Et cela d'autant plus que la question kurde n'est pas réglée en Turquie et reste explosive pour l'unité du pays. Plus généralement, Erdogan sait, à l'instar de toutes les capitales occidentales, que Bachar a perdu toute légitimité et qu'il devra ou se résoudre à un vrai changement ou finir par quitter le pouvoir sauf à engager son pays dans une guerre civile dangereuse pour toute la région. Ankara, forte des relations établies avec l'opposition syrienne, compte d'ailleurs bien peser directement sur d'éventuelles, bien qu'improbables, négociations entre le régime de Damas et ses opposants. Avec la bénédiction des Israéliens. Inquiet de la possible installation à Damas d'un régime à forte composante islamiste, Israël verrait d'un bon œil cette «ingérence» turque si elle devait exercer une influence «modératrice» sur l'opposition syrienne. Activisme turc et silence arabe Erdogan obéit enfin à une dernière considération en haussant le ton contre Damas. Le maintien au pouvoir de Bachar par une répression tous azimuts rend la situation explosive dans la région et risque de déclencher de violentes tensions avec les puissances ou forces régionales, alliées de Damas : l'Iran et le Hezbollah. La récente installation à Beyrouth d'un gouvernement largement dominé par le mouvement chiite libanais pourrait en effet «aider» Damas dans sa stratégie habituelle : exporter ses conflits internes à l'extérieur, à commencer par le Liban, pour détourner l'attention de la communauté internationale. Cette volonté de faire diversion est sans doute à l'origine des informations faisant état d'une tentative d'assassinat de Saâd Hariri, l'ex-Premier ministre libanais. Damas pourrait aussi pousser le Hezbollah à déclencher un conflit avec Israël. On le voit, l'activisme de la Turquie sur la Syrie, qui contraste avec le silence assourdissant du monde arabe, consacre le rôle clé que ce pays entend jouer dans la région. Ce mutisme arabe est d'autant plus pesant que la répression en Libye, comparable au bain de sang en Syrie, avait amené la Ligue arabe à se prononcer en faveur de l'adoption d'une résolution de l'ONU condamnant Tripoli.