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Sous les ruines, le courage
Publié dans L'observateur du Maroc le 09 - 10 - 2015

‘L'aversion d'Heidi Levine pour les feux de la rampe n'a d'égal que son amour pour le photojournalisme en terrains minés. Avec plus de 40 ans de carrière à son actif, celle qui vient de remporter le prix Anja Niedringhaus décerné par l'International Women's Media Foundation pour son travail sur la dernière guerre de Gaza, donne au monde une leçon de courage et d'humilité. ‘
L'Observateur du Maroc et d'Afrique. Qu'avez-vous ressenti en recevant le prix IWMF Anja Niedringhaus courage in Photojournalism ?
Heidi Levine. Lorsque ce prix a été créé, un ami proche et collègue m'a envoyé le lien pour y postuler, ajoutant que ce prix était parfait pour moi, sachant que je n'avais jamais concouru auparavant. En effet, je suis très timide dès qu'il s'agit de soumettre ma candidature pour un prix, mais de nombreux membres de la famille d'Anja, ainsi que des amis et des collègues à elle sont venus vers moi pour me dire qu'Anja aurait été heureuse en apprenant que j'ai été sélectionnée. Recevoir ce prix représente un immense honneur à mes yeux, mais en même temps, il est difficile pour moi d'être heureuse en sachant que ce prix a été créé parce que mon amie et collègue que j'admirais tellement a été tuée. Il m'a aussi fait repenser à tous les moments dangereux que j'ai vécus dans l'exercice de mon travail, ce qui m'a fait apprécier davantage la chance que j'ai eue de rester saine et sauve durant toutes ces années.
Vous exercez ce métier depuis plus de 30 ans maintenant. Racontez-nous comment est née votre passion pour le photojournalisme ? Qu'est ce que ce métier vous apporte ?
Enfant, plus je grandissais, plus je ressentais l'envie de venir en aide aux autres. Avant de devenir photoreporter, j'ai travaillé comme bénévole avec des enfants déficients mentaux, mais également comme opératrice sur une ligne téléphonique de prévention du suicide et auprès de personnes âgées en tant qu'aide-soignante. J'avais aussi l'habitude de me promener dans les différents quartiers ethniques de Boston et de New York. J'ai toujours aimé partir à la découverte d'autres cultures et de gens différents. Mon père était un passionné de photographie et avait travaillé dans un magasin de vente de caméras quand j'étais enfant. Il m'a offert mon premier appareil photo à mes 16 ans et c'est ainsi que la photographie est devenue notre lien le plus fort. J'ai également été fortement influencée par les images que publiait le Boston Globe*, un journal qui avait vraiment compris le pouvoir du photojournalisme. Au lycée, j'ai pris un cours de photographie mais comme j'étais quelque peu rebelle, cela ne m'intéressait pas de faire des natures mortes ou de prendre des clichés de mes amis traînant en ville, ou encore, de croquer le portrait d'un copain très beau en prétendant que j'étais sur un shooting pour le magazine Vogue. Plus tard, j'ai travaillé pour le journal de mon université et étudié le journalisme en parallèle à la psychologie. Je pense que j'ai depuis toujours voulu faire les choses de façon différente, c'est une sorte d'addiction chez moi.
« Gaza War Protective Edge », votre couverture de la dernière guerre de Gaza, qui vous a valu ce prix, a aussi beaucoup ému l'opinion publique par ses images puissantes. Quels messages avezvous voulu transmettre à travers ces photos ?
L'objectif de mon travail était de montrer l'impact de ce conflit sur les civils et comment la guerre de l'été dernier entre Israël et le Hamas, qui contrôle la bande de Gaza, a réellement détruit des vies. J'ai toujours su que la plupart des images les plus graphiques ne seront jamais publiées, mais je les ai prises quand-même parce que je pense qu'il est important de les conserver comme preuves. Je sais par ailleurs qu'il est souvent difficile pour un public de regarder les clichés horribles de la guerre, donc je vise également à produire des images de telle sorte que le spectateur puisse s'y identifier.
Quels sont les souvenirs les plus marquants que vous avez gardés de cette guerre de 50 jours ?
Pour être honnête, il a été très difficile pour moi de traiter émotionnellement ce dont j'ai été témoin pendant et après la guerre, je ne voulais même pas regarder mes photographies. A un moment, j'ai même ressenti l'envie de prendre tous mes disques durs et de les jeter à la mer en souhaitant que tout ceci ne soit jamais arrivé. Je ne pensais pas que tant d'enfants seraient tués ou blessés et que tant de gens seraient laissés sans-abri et déplacés. Chaque jour, je voyais des familles perdre les leurs. Achraf, mon chauffeur depuis plus de 15 ans, a vu sa maison totalement détruite et sa famille perdre tous ses biens. Mon collègue Simone Camille a été tué quelques heures après m'avoir demandé un contact pour réaliser un reportage sur l'équipe de déminage qui recueille les bombes non explosées, un reportage que j'avais moi-même fait quelques jours auparavant. Je ne suis pas sûre que je puisse me focaliser sur un seul souvenir, car tout ce que j'ai vécu durant cette guerre est une série de cauchemars terrifiants.
Le conflit israélo-palestinien est l'un des plus anciens et des plus compliqués de l'histoire contemporaine. Américaine, vous vivez à Jérusalem avec votre famille, avez couvert 3 guerres à Gaza et perdu des collègues et amis dans ce conflit. Pensez-vous qu'on puisse porter sur ce dernier un regard objectif et dépassionné ?
Il est vrai que je couvre le conflit israélo-palestinien d'une manière très intime et je crois que, du fait que je connais des gens des deux côtés depuis tant d'années, je ne peux pas nier que je suis très passionnée. À certains moments, il a été difficile pour moi de rester objective, mais mon but justement est de montrer toute la complexité de ce conflit pour les deux parties. Je travaille souvent des deux côtés le même jour. Ainsi, dans le passé, il m'arrivait de photographier l'impact d'un attentatsuicide commis par un palestinien dans les rues de Tel-Aviv ou Jérusalem, avant de me retrouver plus tard dans la maison du terroriste en Cisjordanie pour immortaliser les conséquences de son acte sur sa famille.
Vous avez connu Anja Niedringhaus il y a 10 ans de cela à Jérusalem. Quel souvenir gardezvous de cette rencontre et que représente Anja pour vous ?
Anja était une personne que j'admirais vraiment, avant même de l'avoir rencontrée pour la première fois à Jérusalem. Elle avait une réputation incroyable et était adorée et admirée par beaucoup de gens. Je suppose aussi qu'il y a eu cette connexion entre nous car nous sommes toutes les deux des femmes, mais par-dessus tout, ce qui nous reliait réellement, c'était, je pense, notre engagement sincère à essayer de donner une voix à ceux qui ne parviennent pas à la faire entendre par eux-mêmes. Nous voulions et espérions que nos photographies contribuent en quelque sorte, à faire la différence, éveiller les consciences et produire un changement. Tout le monde parle de la volonté d'aider les autres et ce que je retiens de notre première rencontre et de toutes les fois où nos chemins se sont croisés, c'est qu'Anja était une personne très serviable et toujours prête à partager l'info avec moi. Anja était aussi une amie à laquelle je pouvais me confier mais aussi demander des conseils professionnels.
Anja est morte en Afghanistan en 2014 pendant l'exercice de son métier. Vous avez vous-même couvert des conflits à des moments très critiques, en Egypte, en Lybie, en Irak, en Syrie, au Liban et dans la bande de Gaza. Comment fait-on pour surmonter la peur et travailler quand la mort, l'agression physique ou l'enlèvement vous guettent à chaque instant ?
A chaque fois que je me retrouve dans une situation de danger réel, j'ai tendance à me dire à ce moment précis que si je survis, je ne me mettrais jamais de nouveau dans une telle situation. Mais une fois que je surmonte cette expérience et en sors saine et sauve, je me mets de nouveau dans des situations difficiles, encore et encore. Je sens que j'ai beaucoup appris, chaque expérience m'a marquée et m'a enseigné ce qui pourrait aider à renforcer ma sécurité durant l'exercice de mon métier. Par exemple, après l'affaire de Lara Logan, la correspondante de CBS qui a été agressée sexuellement à la place Tahrir au Caire, les autres femmes photojournalistes et moi avons essayé de voyager ensemble en tant que groupe, mettant de côté tout esprit de concurrence et essayant chacune à son échelle de contribuer à assurer notre sécurité collective. Autant je voudrais être en Syrie en ce moment, autant la menace d'enlèvement et d'exécution par Daech me force à me tenir à distance de ce terrain pour le moment. C'est très frustrant, car il est très rare que je demeure loin d'une histoire que je considère comme très importante et que j'ai envie de raconter à travers mes photographies. Enfin, il est très important de se fier à son instinct et quand je sens que quelque chose ne tourne pas rond, j'essaie de faire confiance à mon ressenti, même si cela risque de me faire perdre l'opportunité d'un cliché poignant.
Le métier de photojournaliste est-il plus difficile quand on est femme et mère ?
Personnellement, je pense que c'est tout aussi difficile pour mes collègues masculins, que je vois souvent essayer de lutter pour concilier entre leur travail et leur double responsabilité de père et d'époux. Je crois que tous les emplois exigeants sont difficiles, surtout pour les photojournalistes, car ce n'est pas du tout un travail de 9 à 5 comme on dit. Le photojournalisme s'assimile davantage à une mission. Par ailleurs, les technologies modernes augmentent la pression à notre égard, car tout le monde s'attend à ce que nous soyons joignables à tout moment pour répondre aux mails. Autrement, si l'éditeur vous contacte pour voir si vous êtes disponible pour un travail ou avez photographié quelque chose mais que vous ne répondez pas rapidement, il s'adressera probablement à quelqu'un d'autre. Les femmes photojournalistes sont moins nombreuses que les hommes en général, mais notre nombre va en augmentant. En Libye, un journaliste vétéran italien qui pourtant me connaissait m'a crié dessus car selon lui, je n'avais rien à faire là étant donné que j'étais mère de trois enfants. C'était une situation très embarrassante qui m'a mise en colère, parce que beaucoup d'hommes qui travaillent autour de moi sont également pères de famille, pourtant personne ne les sermonne vraiment, ni ne se demande pourquoi aussi être très difficile sur le plan financier, encore plus aujourd'hui qu'hier. Et pourtant ce métier est tellement gratifiant! Il est important par ailleurs de rechercher une formation polyvalente, surtout en matière de sécurité. De plus, ces formations sont plus disponibles aujourd'hui pour les pigistes que par le passé. Je sais que le photojournalisme peut sembler très glamour à bien des égards vu de l'extérieur, mais en réalité, c'est un métier à la fois émotionnellement et physiquement très exigeant. Les clients attendent souvent beaucoup ou comment ils travaillent dans une zone de conflit. Je n'oublie jamais que je suis une maman quand je travaille et cela peut-être stressant car je ne veux pas laisser mes enfants orphelins, mais d'un autre côté, mon statut de mère m'aide à nouer plus facilement des liens avec nombre de mes sujets de photographie.
Quels conseils donneriez-vous à une future photojournaliste ?
Tout d'abord, quiconque souhaite devenir photojournaliste doit comprendre l'engagement et les sacrifices inhérents à cette profession. Cela peut plus d'un photojournaliste que par le passé, comme l'aptitude à enregistrer des vidéos et des séquences audio en même temps, ce qui peut être très difficile. Quelque fois, j'investis beaucoup plus de temps et d'énergie à accomplir une mission relativement à ma rémunération effective et à ce qui m'a été demandé initialement, mais je tiens à donner le meilleur de moi-même, que ce soit pour couvrir un conflit ou une simple conférence de presse. A retenir enfin : la vérité et l'éthique sont primordiales et ne devraient jamais être compromises ✱


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