Des gouttes de sueur scintillent sur le front du cireur à la carrure imposante alors qu'il s'active sur son stand situé au milieu d'une place animée et grouillante d'activité à la sortie d'une station métro à Mexico city.« J'aime le soda », articule Raúl Valverde.« Son goût est nettement meilleur que l'eau.J'avais l'habitude d'en boire 600 ml à 1 litre par jour ». Mais après s'être rendu compte qu'il devenait obèse à l'âge de 40 ans, Valverde a décidé de se mettre au régime. Cela signifie qu'il devait cesser de boire les boissons gazeuses. « Etre en surpoids est tellement inconfortable et aura forcément un impact sur ma santé.Heureusement que je ne suis pas diabétique, du moins pas encore ». Pour les fabricants multinationaux de produits alimentaires et de boissons, le poids de Valverde, et des millions de gens comme lui devient un problème d'une extrême urgence. Le Mexique rivalise avec les Etats-Unis en termes d'obésité de leur population sur le plan mondial. Il est également le deuxième plus grand consommateur de boissons gazeuses par habitant. Pour lutter contre la crise de l'obésité, le gouvernement mexicain est devenu cette année l'un des rares pays dans le monde – et le plus grand marché émergent – à imposer une taxe sur les boissons gazeuses à haute teneur en calories. Les économies émergentes comme le Mexique constituent une nouvelle source en pleine expansion de demande pour la plupart des grandes entreprises d'agro-alimentaire. Si d'autres marchés émergents, dans lesquels les restrictions publicitaires et les réglementations sont généralement moins onéreuses que dans les marchés matures, suivent l'exemple du Mexique, cela risque de les priver d'opportunités de croissance puisqu'ils seront confrontés à des pressions croissantes de la part des autorités sanitaires dans les marchés développés. Une autre grande mesure visant la réduction de la consommation de sucre a été prise le mois dernier par l'Organisation mondiale de la santé, qui a établit des normes mondiales en matière de nutrition. L'OMS a ainsi réduit de moitié la consommation quotidienne recommandée de sucre dans le nouveau projet de directives mises à consultation. La recommandation de l'organe de l'ONU de limiter « idéalement » la consommation de sucre à 5% de l'apport calorique quotidien est l'équivalent de six cuillères à café de sucre par jour. De son propre aveu, Valverde buvait l'équivalent de 18 à 27 cuillères à café uniquement en boissons gazeuses. Les responsables de la santé et un nombre croissant de médecins à travers le monde s'accordent sur le rôle joué par les boissons sucrées et le sucre ajouté aux denrées alimentaires pour dénoncer ce que l'OMS qualifie d'épidémie d'obésité. « Le sucre est devenu le nouveau tabac», soutient Simon Capewell, professeur d'épidémiologie clinique à l'Université de Liverpool, et l'un des fondateurs du groupe de pression britannique « Action on Sugar » formé en janvier. « Partout, cet ensemble de boissons sucrées et de junk food vise des parents et des enfants peu méfiants à travers une industrie cynique portée sur le résultat et non sur la santé ». Une responsabilité que les grands producteurs, tels que Coca-Cola, PepsiCo, Nestlé et Unilever, rejettent. Mais ils craignent quand même de revivre la même expérience de l'industrie du tabac il y a des décennies de cela, dans le sens où ils devraient êtes confrontés à des réglementations et des mesures relatives à la fiscalité sans parler des préjugés associés à leurs marques. L'industrie rétorque que le sucre est injustement diabolisé, faisant valoir que le manque d'exercice physique et la consommation globale de calories sont à blâmer pour la croissance rapide des taux d'obésité. Paul Polman, le PDG d'Unilever, le plus grand fabricant de crème glacée du monde par les ventes, explique : « Il ne s'agit pas de celui qui crie le plus fort. Mais de l'un des défis les plus grands et les plus complexes et qui doit être résolu de manière holistique ». Il n'y a rien de nouveau dans la lutte entre l'industrie de la « big food » et les groupes de consommateurs. L'une des raisons pour laquelle le sucre a fini par être largement répandu dans les aliments transformés, est son utilisation avec le sirop de maïs à haute teneur en fructose, pour remplacer les graisses après le contrecoup sanitaire subi par l'industrie dans les années 1980. L'obésité n'est pas non plus un problème nouveau. L'OMS l'a qualifiée d'épidémie il y a au moins une décennie. Mais plusieurs développements se sont combinés pour placer le sucre à la tête de l'agenda de la politique de santé avec des implications de l'évolution de l'industrie alimentaire pour les années à venir. Le nombre de recherches scientifiques reliant l'apport en sucre à l'obésité ne cesse d'augmenter et les gouvernements commencent à prendre conscience de la hausse des coûts des maladies dont Le nombre de personnes obèses dans le monde a grimpé de 300 millions il y a une décennie à 500 millions, mettant davantage de pression sur des budgets de santé publique déjà restreints. Mais l'obésité n'est plus un problème unique aux pays riches. « Ce qui a changé, c'est que la majorité des gens qui sont en surpoids ou obèses se trouvent aujourd'hui dans les pays en développement, plutôt que dans le monde développé », a constaté l'Institut britannique de développement d'outremer, en janvier. Les responsables de la santé appliquent désormais le terme « malnutrition » notamment le diabète et le cancer, qui augmentent parallèlement à l'augmentation de l'obésité. « Les discussions sur le sucre et toutes les préoccupations alimentaires liées à sa consommation ont pris un véritable élan », explique Stefano Natella de Credit Suisse. « Les coûts globaux liés à la santé ont atteint des sommets sans précédent – la facture est de 500 milliards de dollars, soit plus de 10% des dépenses mondiales de santé. Les coûts relatifs à l'obésité et le diabète ne sont pas moindres ». aux personnes obèses ainsi qu'aux individus excessivement maigres. « L'obésité et les carences en micronutriments se confondent souvent – une personne peut souffrir des deux cas car se sont deux formes de malnutrition », explique Kostas Stamoulis, économiste à l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture des Nations Unies. Les consommateurs aussi sont devenus plus soucieux de leur santé et votent avec leur portemonnaie. C'est l'une des raisons de la chute des ventes de boissons gazeuses sucrées aux Etats- Unis depuis une décennie. Plus récemment, les ventes de colas à zéro calorie ont commencé à baisser à cause des édulcorants artificiels comme l'aspartame. Les ventes de certains types d'aliments emballés, dont notamment les conserves de fruits, les desserts surgelés, les spaghettis en conserve et les pizzas surgelées, ont également reculé. « Les modes de croissance de catégories d'aliments plus frais, plus sains au détriment des aliments fortement transformés fournissent une preuve assez forte qu'il s'agit d'un changement structurel dans les attitudes des consommateurs», explique Alexia Howard, analyste chez Bernstein Research. Et d'ajouter que les réseaux sociaux ont aidé à diffuser les préoccupations liées à l'alimentation. Pour la première fois en deux décennies, la US Food and Drug Administration a révisé l'étiquetage des aliments en février, exigeant des informations plus spécifiques sur le sucre ajouté. Selon la FDA, l'action était nécessaire pour tenir compte de la « dernière information scientifique, y compris le lien entre l'alimentation et les maladies chroniques comme l'obésité et les maladies cardiaques». Jusqu'à présent, l'industrie a résisté aux réglementations contraignantes, mais elle est toujours confrontée à de nouvelles menaces. Lorsque Michael Bloomberg a tenté d'interdire les portions géantes de boissons sucrées en tant que maire de New York en 2012, l'industrie US des boissons l'a poursuivi en justice et a gagné l'affaire. Aujourd'hui, nombre d'Etats américains dont la Californie et l'Illinois ont proposé une taxe soda. L'OMS a dû affronter la furie du lobby du sucre en 2004 avec un guideline limitant l'apport de sucre à 10% de la consommation quotidienne de calories, alors que le lobby a préféré 25%. L' OMS a tenu bon, incitant l'Association du sucre, le groupe de l'industrie, à avertir qu'ils pourraient demander à leurs partisans au Congrès US de contester les contributions de financement en faveur de l'organisation affiliée aux Nations Unies. Mais la menace a été niée. L'industrie agro-alimentaire suggère des engagements volontaires visant la réduction de sucre, de sel et de matières grasses, faisant valoir que cela atténuerait la nécessité d'une réglementation plus stricte. Nestlé a indiqué qu'il a réduit la teneur en sucre dans l'ensemble de ses produits de 30% entre 2001 et 2011. La firme dispose d'un budget de recherche visant la reformulation des produits pour les rendre plus sains. Debra Sandler, la patronne de Mars Chocolate Amérique du Nord, a soutenu lors d'une conférence tenue l'année dernière que l'industrie avait besoin de «renforcer les efforts» pour répondre aux préoccupations liées à l'obésité: «Si nous ne réagissons pas, je crains que quelqu'un d'autre le fasse pour nous... N'attendons pas les régulateurs de nous dire ce que nous devons faire ». Coca-Cola a présenté l'année dernière Coca- Cola Life, avec un nouvel emballage vert naturel. Le soda est aromatisé avec du stévia, un édulcorant naturel, et contient la moitié du sucre et de calories qu'un Coca régulier. Le lancement a été limité à l'Argentine et au Chili, mais Muhtar Kent, le PDG de Coca- Cola, a affirmé qu'il sera étendu à plusieurs pays cette année, car « le produit s'est avéré plus prometteur dans le recrutement de nouveaux consommateurs». Pepsi travaille actuellement sur une boisson similaire. Indra Nooyi, le PDG de PepsiCo, a parlé l'année dernière des boissons diètes contenant des édulcorants artificiels: «Nous assistons à un changement fondamental dans les habitudes et les comportements des consommateurs » Le plus grand défi de l'industrie est de réduire la quantité de sucre sans pour autant altérer le goût. Mars, le confiseur américain, a utilisé l'instrument sans nuance en réduisant le poids de ses barres Mars et Snickers afin de tenir sa promesse de réduire les calories pour un maximum de 250 par barre, au Royaume-Uni en décembre dernier. « Nous avons pu reformuler nos produits autant que nous pouvons pour l'instant sans compromettre le bon goût, en réduisant la taille de la portion», précise Mars, qui n'a pourtant pas réduit le prix. Ces mesures volontaires sont insuffisantes, selon Graham MacGregor, cardiologue à l'Institut Wolfson de médecine préventive à Londres. «Chaque entreprise peut traiter sa promesse de calories à sa façon. Il est donc impossible de mesurer ce traitement et par conséquent cette mesure n'a aucun effet » a-t-il ajouté. Professeur MacGregor a dirigé avec succès le plan de réduction de sel du Royaume-Uni auprès de l'Agence britannique des normes alimentaires. Le sel ajouté aux aliments transformés a diminué progressivement de 30% sur une décennie, et les consommateurs britanniques consomment aujourd'hui 15% moins de sel que précédemment. Il espère donc reproduire le même succès avec la consommation du sucre. Selon le professeur MacGregor, la clé serait de procéder à la réduction de façon progressive afin que le consommateur soit moins susceptible de remarquer le changement dans le goût. « Le sucre ajouté à la nourriture et à la boisson contient peu sinon aucune valeur nutritive et contribue à l'apport calorique », explique le professeur MacGregor, appelant le gouvernement britannique à fixer des objectifs de réduction en matière de sucre. Son objectif est de réduire la quantité de sucre dans les produits alimentaires par 20-30% sur cinq ans. Au cours de la réduction progressive, les gens consommeraient 100 calories de moins par jour « sans même se rendre compte de la différence dans le goût ». Le professeur MacGregor est-il en train d'enfoncer des portes ouvertes ? Dame Sally Davies, médecin-en-chef britannique, a déclaré aux parlementaires en mars dernier qu'il fallait se focaliser sur l'éducation pour amener les gens à comprendre «ce que contiennent un jus de fruits emballé, des smoothies, des colas ou des boissons gazeuses ». Elle a appelé à la réglementation en laissant ouverte la possibilité d'une taxe sucre. Sinon, elle a averti : « Nous avons une génération d'enfants qui, en raison de leur surpoids et du manque d'activité physique, risquent de ne pas vivre aussi longtemps que ma génération. Ils seront la première génération qui vivra moins ». Une chose est claire: la question du sucre définit déjà la marche à suivre par l'industrie. Moody's, l'agence de notation, a cité en mars la taxe soda de 1 peso (8 cents US) imposée par le gouvernement mexicain comme une raison pour abaisser ses prévisions pour le secteur des boissons au niveau mondial de positif à stable. De retour à Mexico city, Elpidio Gayoso, un employé de maison de 67 ans, raconte: « J'avais l'habitude de boire un litre de soda par jour, mais j'ai arrêté à cause du diabète. Sans cela j'aurai arrêté de toute façon en raison du coût de la boisson » ❚