L'Observateur du Maroc. En revenant sur les événements du 16 mai, vous n'avez pas peur de remuer le couteau dans une plaie encore ouverte ? Nabil Ayouch : Je pense que si on ne le fait pas, il va y avoir un manque important, une défaillance dans le débat public. Certes, c'est un événement majeur qui a traumatisé tous les Marocains, mais on se doit d'être capables de s'en souvenir, d'avoir une mémoire. Nous devons être capables d'en parler, pas uniquement dans le chaud de l'action en comptant les morts, mais bien après. C'est une tragédie ! Des jeunes de 20 ans qui devraient croquer la vie à pleines dents en arrivent à se faire exploser au milieu d'innocentes victimes. C'est une chose inhabituelle. Ce n'est pas du tout anodin chez nous au Maroc, au contraire. Et c'est suffisamment fondamental pour que l'on s'y attache et s'y attarde en y apportant un autre regard. Je pense que c'est là justement le rôle du cinéma. Elle a la capacité à un moment donné de s'emparer de certains sinistres faits et d'en parler d'une manière différente de celle adoptée par les médias. Et le 7e art l'a déjà fait avec des films relayant des événements aussi tragiques comme la guerre du Vietnam et les attentats du 11 septembre. Pourquoi avoir choisi de recruter les acteurs de « Chevaux de Dieu » dans le quartier même qui a enfanté les kamikazes ? J'avais envie de faire un film réaliste et naturaliste. Pour cela, j'avais besoin de l'incarner avec et par des gens qui avaient un vécu bien réel qu'ils portent profondément en eux. Je pense qu'il n'y avait pas mieux que ces acteurs qui sont nés dans le quartier, qui ont côtoyé les kamikazes du 16 mai 2003 pour me donner cette part de vérité et pour la partager avec le public. Le faire avec des acteurs professionnels aurait pu donner un film d'une autre nature, surtout sur un sujet aussi sensible. J'aurais eu l'impression de mettre en scène ce drame. Or j'ai voulu donner cette impression d'entrer en profondeur dans l'esprit de ces gamins avec beaucoup de sincérité. Décidément, vous avez une prédilection pour les « marginaux ». Vos films portent souvent leur vécu sur grand écran. Pourquoi ce choix ? La vérité, ce n'est pas un choix totalement délibéré. C'est peut être une partie intégrante de moi, vu que moi-même j'ai longtemps vécu dans la marge. Je suis né à Paris, j'ai passé mon enfance et mon adolescence en banlieue parisienne dans des conditions assez modestes. J'étais un peu coupé de la grande ville et j'ai vécu dans un quartier assez violent où il a fallu vivre pendant de longues années. A cette époque, j'avais des questions identitaires plein la tête et j'avais du mal à trouver ma place. Du coup, je sais vraiment ce que c'est que de se sentir exclu. Les gens ont parfois une fausse idée de moi et de mon parcours car ignorant d'où je viens réellement. Mais ce qui importe là, c'est le film. Je pense que les gens qui vivent à la marge ont des choses à dire, à raconter. Ils ont leur code et leur vécu. On peut choisir d'avancer sans eux ou bien décider de leur donner la parole et de les écouter. Je pense que si on ne le fait pas, il y aura un moment où ils vont se réveiller et s'exprimer autrement, peut-être un peu plus violemment… Si l'on écoute attentivement votre film, que nous dira-t-il ? Mon film dit que les victimes ne sont pas seulement les pauvres gens qui ont été tuées dans les événements du 16 mai. Ces gamins que l'on envoie au purgatoire sont également des victimes. J'en appelle le spectateur à être capable d'aller au delà du drame, de la douleur terrible. Surtout celle des familles des victimes des attentats abominables et de comprendre comment ils ont pu en arriver là. Il n'y a pas forcément qu'une seule raison, en l'occurrence la combinaison explosive de la misère et de l'embrigadement. Il y a plutôt une multitude de raisons qui peuvent ramener jusqu'à ce triste destin.