Des plateaux de Taourirt à la cour du palais royal, retour sur la vie et le parcours de celui qui fut un conseiller hors pair. Une discrétion absolue, une technicité affutée, un sens aigu du réseautage et, surtout, une loyauté sans faille. Telles auront été les qualités indéniables de ce serviteur sans zèle du Maroc moderne. Rares seront les voix à contester cette oraison pour celui qui aura été incontestablement le grand commis de l'État, qui personnifia le mieux la place qu'occupe la technocratie dans l'appareil étatique marocain d'aujourd'hui. Certes, ses détracteurs rappelleront qu'il était le parrain de sherpas bardés de diplômes, dont le rôle aura aussi été d'empiéter sur les plates-bandes des institutions partisanes, ou plutôt de compenser leurs faiblesses patentes. Abdelaziz Meziane Belfkih choisira d'ailleurs de ne jamais croiser le fer avec celles-ci, préférant aux joutes politiciennes la promotion de l'efficacité de sa caste d'ingénieurs. Il faut dire que l'homme n'appréciait guère d'être placé sous les feux de la rampe, et ceci malgré l'ampleur des chantiers dont il avait la responsabilité. Des chantiers pharaoniques, qui font encore la vitrine du «Maroc en mouvement», et dont les médias internationaux tressent si souvent les lauriers. Une enfance comme les autres… Natif de Taourirt en 1944, Abdelaziz Meziane Belfkih gardera de sa ville natale un caractère affable, mais parfois sévère et exigeant. Au fil des années et de l'expérience, il avait appris à connaître les dédales du pouvoir, mais aussi à appréhender les écueils et les pièges. Si l'homme, d'une retenue légendaire, préférait assurément l'ombre à la lumière, il était plus à l'aise dans les coursives du palais et savait se rendre disponible pour expliquer avec un certain art de la pédagogie, la passion qui animait son travail de démineur de dossiers. S'il était un des plus proches conseillers du roi, Meziane Belfkih fut aussi l'un des rares Hauts Commis de l'ancien règne à se maintenir dans une telle proximité, jusqu'à devenir incontournable dans les hautes sphères du pouvoir. Avec un talent certain, il a su manœuvrer entre les besognes techniques et les missions régaliennes sans pour autant se compromettre dans les affres de la gestion sécuritaire. Il avouait souvent d'ailleurs éprouver une certaine nostalgie des postes de terrain qu'il avait occupé durant sa carrière professionnelle. Pour tous ceux qui ont pu le voir à l'ouvrage, Meziane Belfkih, en bon ingénieur qu'il était, ne semblait s'épanouir que dans la complexité des problèmes urgents et insolubles, déployant des trésors d'ingéniosité pour leur y apporter une solution. Une chose est certaine, pour la jeune génération actuellement au pouvoir, Meziane Belfkih a incarné le modèle absolu du technocrate compétent, fidèle au trône, mais politiquement neutre. Diplômé des Ponts et Chaussées, il a fait carrière au ministère de l'Équipement, avant d'occuper un fauteuil de ministre pour enfin atterir au Cabinet royal… le tout sans jamais s'être encarté dans aucun parti politique, et sans jamais frayer avec les tout-puissants sécuritaires. Un homme du sérail en somme, taillé pour être au plus près du roi. Cette réussite et cette carrière, il avouait n'en avoir jamais rêvé. Il se plaisait souvent à rappeler son enfance si banale aux confins de l'Oriental, loin des cercles d'influence et des lambris des grandes familles proches du pouvoir. De son éducation coranique, il a su garder un caractère presque monacal. Mais sa formation française semble lui avoir laissé une empreinte peut-être plus décisive. Une bourse d'études en poche, le jeune Abdelaziz part à l'assaut du Paris des années 1960. Ses journées ne sont pas celles d'un fêtard débarqué dans la Cité des lumières, ni celles d'un apprenti soixante-huitard épris de politique. Le fils de Taourirt est plutôt du genre «préparationniste» bûcheur, qui réussit aisément le concours d'entrée des Ponts. Il rentrera au bercail avec un diplôme prestigieux, sésame qui lui ouvre aussitôt les portes du ministère de l'Équipement à un moment où le roi Hassan II avait décidé d'y placer les technocrates les plus prometteurs de sa génération. Au lendemain de la Marche Verte, il commence à se faire remarquer et son nom circule déjà en haut lieu pour sa propension à préférer le travail sur le terrain renonçant, contrairement à nombre de ses pairs, au confort des bureaux ministériels de la capitale. La légende raconte d'ailleurs qu'il avait lui-même demandé avec insistance à être muté à Laâyoune où se formait l'embryon d'une administration territoriale à laquelle il participera une trentaine d'années plus tard. Ce geste symbolique et fort a été le starter de son succès et une reconnaissance royale qui ne sera jamais démentie. Belfkih, l'homme de confiance À ses interlocuteurs, Meziane Belfkih précisait souvent qu'il ne fallait voir dans sa démarche ni petit calcul mesquin, ni astuce de carrière, mais seulement un authentique acte de patriotisme. On lui reconnaîtra alors une sorte d'instinct divinatoire peu commun : la régionalisation n'est-elle pas devenue aujourd'hui l'un des chantiers prioritaires du pays ? Aux yeux du palais, cette dévotion sera interprétée comme un premier acte d'allégeance, celui par lequel il gagnera la confiance des rois. Sa lente progression pas à pas dans les arcanes du pouvoir est alors irréversible. En 1981, il prend la Direction des routes, un tremplin connu des ingénieurs qui visent les maroquins les plus enviés de l'Administration. Puis, toujours au ministère de l'Équipement, il devient secrétaire général sous la tutelle bienveillante de Mohamed Kabbaj qui lui ouvrira bien des portes. Il y demeure douze longues années, avant d'être nommé ministre de l'Agriculture en 1993 au moment où l'opposition de gauche ferraille avec le pouvoir pour accéder au gouvernement. Le défunt roi, pragmatique, repoussera leurs ardeurs, préférant confier les rênes d'un Maroc économiquement moribond à des technocrates mieux outillés à ses yeux pour négocier la sortie de crise avec des institutions internationales plus rigides que jamais. Une aubaine pour Meziane Belfkih qui se fera remarquer pour son sens de la rigueur. Deux ans plus tard, le ministère des Travaux publics, puis celui de l'Équipement lui échoient presque naturellement. Sur son passage à la tête de ces départements , connus pour leur élitisme à la française, Meziane Belfkih était par contre généralement peu disert. Sans doute pour mieux se départir de l'étiquette d'ingénieur qui lui collait à la peau et qui le renvoyait immanquablement à un sectarisme dont on accuse souvent les «pontistes». C'est à la fin des années 90 qu'il fait son entrée au Cabinet royal, après s'être occupé, en prise directe avec Feu Hassan II, de la Société nationale des études du Détroit. Au crépuscule de son règne, le défunt monarque voulait démontrer aux Espagnols toute l'ambition et l'intérêt qu'il portait à ce projet. À la même époque, Belfkih est nommé à la tête de la Commission spéciale Éducation-Formation (COSEF), qui a élaboré la Charte nationale de réforme du système éducatif. Les questions de l'enseignement lui sont alors inconnues. Il accepte d'ailleurs presque à reculons cette mission délicate. Il dirigera aussi le ministère de l'Agriculture dont il avouait avoir conservé un souvenir vivace. Un homme d'influence Mais c'est sous le règne de Mohammed VI que Meziane Belfkih donne toute la mesure de son efficacité, aussitôt traduite par une grande influence. L'homme est désormais de tous les grands projets, de toutes les grandes initiatives. En tant que conseiller aux affaires économiques, rien ne semble échapper à son champ de responsabilité. Les grands travaux qu'affectionne le jeune roi portent tous son empreinte et, en particulier, celui du gigantesque complexe portuaire de Tanger-Med. Il a aussi parrainé celui de l'aménagement de la Vallée du Bouregreg et en gardera, jusqu'à son décès, un goût amer, celui des multiples vicissitudes rencontrées avec des investisseurs émiratis trop versatiles. Il a aussi géré certains aspects techniques de l'Instance équité et Réconciliation (IER), sans pour autant se fourvoyer dans les chausse-trappes de la cooptation. L'INDH est de même l'une des idées qu'il a portée, initiée par les conclusions de l'ambitieux rapport sur le cinquantenaire qu'il a chapeauté et voulu comme une feuille de route du Maroc pour les 25 prochaines années. Ce rapport est d'ailleurs un des travaux que se plaisait à revendiquer Meziane Belfkih. Il faut dire qu'il a bénéficié d'une grande marge de manœuvre sur la question. Une liberté qui s'est d'ailleurs traduite par un rapport de 6000 pages étonnamment critique et sans concession. Pourtant, la tâche n'était pas aisée, tant le scepticisme était de mise à son annonciation. Aussi, cherchant à s'adjoindre des chercheurs crédibles, Meziane Belfkih savait qu'il ne pouvait faire l'économie des questions qui dérangent. S'agissait-il pour lui d'un rapport officiel ? «Non, un rapport académique, scientifique, à la demande du roi», tenait-il à préciser pour bien marquer l'indépendance de cet audit. Sur la question amazighe aussi, il est apparu en première ligne, portant à bout de bras l'ouverture prônée par Mohammed VI. On ne compte plus les commissions qu'il a dirigées, ni les travaux qu'il a coordonnés. En somme, il avait beau être un technocrate pur jus, totalement détaché de la chose politique, il n'en était pas moins incontournable dans les centres même du pouvoir. «Des fantasmes de journalistes» Son pouvoir était perçu avant tout comme celui d'un sherpa, régissant les postes les plus stratégiques de l'administration. D'ailleurs, un grand nombre de jeunes technocrates lui doivent leur carrière au sein de l'appareil d'État ou dans sa périphérie. «S'il était général, il aurait été accusé de lever une armée», disait-on souvent pour illustrer son réseau tentaculaire de quadras, pour la plupart apolitiques tout comme lui. Pour justifier son mot d'ordre mettant au-dessus de tout critère celui de la compétence technique, il faisait ainsi jouer ses relations pour truster ministères et directions, offices nationaux et wilayas, présidences d'université et décanats… Mais la cooptation ne se faisait plus sur le simple mode de la proximité ou de la loyauté récompensée, comme du temps d'un certain Driss Basri. Meziane Belfkih prenait le temps de jauger les CV, de tisser des relations indéfectibles reposant autant sur la confiance que sur l'efficacité et le résultat. Certains se souviennent de la sollicitude qu'il pouvait témoigner à ses amis en difficulté ou tombés en disgrâce. Meziane Belfkih était peut-être l'un des premiers Marocains à avoir intégré la conception occidentale des réseaux de pouvoir : une amicale à l'idéal patriotique quasi militaire. On a ainsi souvent accusé Meziane Belfkih d'être obnubilé par l'esprit de corps, de ne pas suffisamment diversifier les sources de ses recrutements et de puiser constamment dans ce même vivier où s'est déployée sa carrière : les diplômes des grandes écoles françaises. Parmi ses recrues, on peut ainsi citer Mohamed Boussaïd, ex-ministre du Tourisme et président de l'Amicale des Ponts et Chaussées, Saïd Ibrahimi, fraîchement nommé à la tête de la future Place financière de Casablanca et actuel président de l'association des Centraliens, Chakib Benmoussa, ex-ministre de l'Intérieur et président de l'Association des Polytechniciens… La rumeur allait jusqu'à lui attribuer le «casting» du gouvernement El Fassi, après la nomination de ce dernier au poste de Premier ministre, et le «placement» de différents technocrates à des postes ministériels. Mais ce pouvoir occulte, Meziane Belfkih l'a souvent nié, souriant à peine de ce «fantasme de journalistes» qu'il recevait en bras de chemise, lui qui avait fait de sa mission un sacerdoce. Un sacerdoce «au service du seul drapeau», avait-il pour coutume de préciser. Yassir Cherkaoui 1968 Retour de France Abdelaziz Meziane Belfkih occupe son premier poste à la Direction de l'hydraulique. Il se chargera de l'aménagement du barrage Moulay Youssef, sur le Tessaout. 1975 Direction : le Sud ! Au lendemain de la Marche verte, il s'occupe de coordonner l'ensemble des services du ministère des Travaux publics dans les provinces sahariennes. 1978 Retour à Rabat Il prend en 1980 la tête de la Direction des routes et de la circulation routière. Au bout de trois ans, il devient Secrétaire général du ministère des Travaux publics, de la Formation professionnelle et de la Formation des cadres. 1998 Conseiller royal A l'âge de 54 ans, il est nommé conseiller royal, poste qu'il occupera sous les deux rois. 1999 Le dossier de l'enseignement Quelques mois avant sa mort, Hassan II le nomme à la tête de la Commission spéciale éducation-formation (COSEF). Il aura comme tâches l'évaluation et la mise en œuvre de la réforme. 2002 Les infrastructures… Meziane Belfkih préside le Groupe Bouregreg qui a élaboré le plan d'aménagement global de la vallée du Bouregreg. Bio-Express Né à Taourirt, près d'Oujda en 1944, Abdelaziz Meziane Belfkih est diplômé de l'ENPC à Paris. Il est également diplômé de l'INSA et détenteur d'un DEA et d'un DESS. Il commence sa carrière comme ingénieur à la direction de l'hydraulique. En 1975, il devient coordinateur de l'ensemble des services du ministère des Travaux publics et des Communications dans les provinces sahariennes. Après un long passage au sein du ministère de l'Équipement, Abdelaziz Meziane Belfkih est nommé ministre de l'Agriculture et de la Réforme agraire en 1995, puis ministre des Travaux publics. Il reprendra le porte-feuille de l'Agriculture, de l'Équipement et de l'Environnement sous le gouvernement El Youssoufi. En avril 1998, il est nommé Conseiller du roi, poste qu'il a occupé du temps du roi Hassan II et continuera d'exercer sous le règne de Mohammed VI. Il mènera plusieurs chantiers comme le dossier des infrastructures, la réforme de l'enseignement ou encore le fameux Rapport du cinquantenaire…