Interrogé pour savoir quels étaient les trois livres dont la lecture l'avait le plus marqué en 2012, le romancier et dramaturge belge Tom Lanoye a cité d'emblée le roman de Mohamed Leftah Le dernier combat du capitaine Ni'mat. Mieux encore, il s'est préoccupé de convaincre un éditeur néerlandais d'en acquérir les droits de traduction. C'est ainsi que le plus original et pas le moins libre des écrivains marocains de langue française, après une traduction mexicaine de Demoiselles de Numidie commence sa conquête, hélas posthume, du public d'Europe du Nord. Quand Tom Lanoye émet une recommandation, cela concerne déjà les 100 000 lecteurs belges de son roman Les Boîtes en carton dont les éditions de la Différence ont publié en janvier la traduction française, remarquable d'alacrité, due à Alain van Crugten. Ce roman est tout simplement jubilatoire car Tom Lanoye est un conteur-né. L'histoire se passe en Flandre et c'est un roman de collégiens plein des humeurs contrariées ou exaltées de l'adolescence, un roman d'une verve endiablée. Chez Lanoye, le sens de la dérision n'a jamais rien d'amer ou de mesquin et sa passion pour les mots se justifie telle qu'elle émerge de confidences rieuses et d'une analyse jamais mièvre des raisons et des causes. Certains passages des Boîtes en carton sont de véritables sketches que pourraient reprendre sur scène les pitres les mieux inspirés. Pour le reste Tom Lanoye est un écrivain qui ne craint pas de déflorer la vanité sans conséquence des adolescents aspirant à une future entrée en littérature : « Vous voyiez déjà votre nom briller dans des anthologies et des bouquins que les générations suivantes d'écrivains allaient commenter. Seulement, votre génération tiendrait en un seul nom. Le vôtre. (...) Les frustrations qui-toutes les biographies d'artistes le montraient – étaient indispensables pour aiguiser encore davantage un talent créatif, vous les aviez en profusion : vous étiez incompris, vous n'aviez encore jamais fait l'amour et vous portiez des lunettes ». Ah ! L'amour ! C'est le grand sujet des Boîtes en carton et Tom Lanoye ne bâcle pas ses fragments d'un discours amoureux. Son art culmine dans l'alliage subtil d'un ton narquois et d'une effusion rétrospective. Il y a dans ce roman des morceaux de bravoure loin d'être indignes du Complexe de Portnoy de Philip Roth. Lanoye excelle à traquer le comique dans des bravades et des transgressions qu'il inventorie avec le soin dansant d'un apothicaire qui aurait fumé de l'herbe mais le charme particulier des Boîtes en carton vient d'un naturel intransigeant et joyeux. On lui connaissait déjà ce talent dans son précédent roman La langue de ma mère (traduit par Alain van Crugten, à La Différence, en 2011). Le thème central en était la relation de l'écrivain à sa mère, frappée d'une attaque cérébrale sur ses vieux jours, et dont le fils ressuscitait l'univers avec un entrain à peine désespéré en même temps qu'il en venait à dresser de son père un portrait pas moins attachant. Le papa boucher, comment aurait-il accueilli le livre du fils remémorant les hauts faits de la mère férue de théâtre et comédienne au grand cœur ? « Encore plus que pour mes autres titres, il aurait réservé des exemplaires chez le libraire local, quelques douzaines en tout (« Je peux bien faire une fleur à cet homme, entre commerçants ? »), en emballage cadeau, et il les aurait distribués sans vergogne et malgré mes protestations véhémentes à la totalité du personnel... ». Que la mère, sorte de diva espiègle, raconte son mariage ou que le frère aîné, bon vivant jovial, dépiste les audio-fraudeurs (les faux sourds) à la sécurité sociale, la plume de Tom Lanoye court avec une vivacité et une vitalité qui me font songer aux romans si alertes que nous donna René Ehni, il y a plusieurs décennies, La Gloire du vaurien (réédité en 2000 chez Christian Bourgois). Le rapprochement se justifie d'autant plus qu'un ouvrage plus récent d'Ehni s'intitule Le voyage en Belgique ! Voyage pour voyage, celui que nous conte Lanoye n'est certes pas moins Belge, mais on lui doit aussi un trépidant programme d'évasion intitulé Forteresse Europe (La Différence, 2012). Tom Lanoye est à la fois une maison de verre et insaisissable. C'est-à-dire que nul huissier ne saurait mettre les scellés sur sa liberté de pensée et de sourire, sa liberté de séduire ou de s'encolèrer, car il est obsédé par la vie, une vie qu'il a choisi de célébrer en habitant tantôt en Europe, tantôt en Afrique du Sud, l'œil aiguisé et la plume trempée dans un refus d'obtempérer qui nous invite à rire et à penser. Décidément, le cher Mohamed Leftah avec lequel la postérité est généreuse ne pouvait espérer un meilleur parrain.