Comment démêler la joie et la tristesse alors qu'une récompense – sonnante et trébuchante – vient de tomber sur la pile d'exemplaires éventuellement proposée à la curiosité des lecteurs marocains par au moins un libraire défenseur enthousiaste du roman posthume de Mohamed Leftah Le Dernier combat du captain Ni'mat ? Cet ouvrage – un chef-d'œuvre – parut aux éditions de la Différence en janvier 2011 et suscita l'admiration d'un grand nombre de critiques littéraires mais il mérite dix fois voire cent fois plus de lecteurs que ceux déjà conquis. Mohamed Leftah est un cas à part dans la littérature marocaine de langue française. Mort au Caire le 20 juillet 2008, il avait publié vingt-deux ans plus tôt Demoiselles de Numidie aux éditions de l'aube et cette éclatante entrée en littérature fut suivie d'un silence apparent – hors ses articles de critique littéraire et de voyageur dans l'histoire et le présent des villes marocaines – mais Leftah n'avait pas cesse de méditer les œuvres suivantes : onze livres de lui parurent ainsi à La Différence entre 2006 et 2011. Un véritable record, par le nombre, certes, mais surtout par la densité et la singularité d'une œuvre où la délicatesse du trait digne d'un dessinateur le dispute à la passion de la transgression. Leftah fut à la fois un conteur d'une impeccable élégance et un méditant, un observateur des abîmes et un chantre de la délectation autant que de la difficulté d'être. On souhaite évidemment que le coup de projecteur constitué par le Prix Mamounia lui amène enfin les milliers de lecteurs que son œuvre mérite. En vérité, très peu de romans marocains de langue française tiennent la comparaison avec Demoiselles de Numidie ou encore ce Dernier combat du captain Ni'mat. D'abord parce que Mohamed Leftah aura été un styliste hors-pair. On ne rencontre, dans la littérature maghrébine de langue française, une forme aussi subtile que chez l'Algérien Mohamed Dib ou le Marocain Zaghloul Morsy auteur d'un grand roman trop peu lu Ishmaël ou l'exil (La Différence, 2003). Morsy écrivait dans La Mémoire future, l'anthologie de la nouvelle poésie du Maroc parue en 1976 et concotée par Tahar Ben Jelloun : Une letteratura senza avvenire : le palimpseste maghrébin, en signalant que cette « littérature maghrébine d'expression française » possède une « détermination axiale : l'arabité, justement, culture et langue, dont cette expression n'est très exactement que l'écume. » Si sensible que je sois aux arguments de Zaghloul Morsy, il me faut bien reconnaître que l'œuvre de Mohamed Leftah m'apparaît alors comme le défi amoureux lancé par l'écume à l'océan de la langue maternelle de cet écrivain. Passionné notamment par la littérature arabe ante-islamique, il qui ajoutait à sa profonde connaissance des œuvres phare de la littérature arabe une curiosité sans relâche pour les littératures européennes et la littérature japonaise. Cet éclectisme dans ses goûts et ses intérêts se révèle comme transmué dans son recueil de nouvelles Récits du monde flottant. Puisque sont encore si nombreux les amateurs de littérature de qualité privés jusqu'ici des livres de Mohamed Leftah, malgré la belle initiative des éditions Tarik qui ont re-publié à leur tour Demoiselles de Numidie, je renvoie à mon Anthologie des écrivains marocains de l'émigration (La Croisée des chemins, 2010) où ils découvriront quelques pages de L'Enfant de marbre (La Différence, 2007), l'un des romans les plus subtils et les plus déchirants de l'écrivain dont le Prix Mamounia vient d'honorer la mémoire. Et bientôt, ou l'espère, tous les libraires marocains dignes de ce nom, c'est-à-dire attentifs à faire lire les œuvres les plus marquantes de leurs compatriotes, se feront un devoir de proposer en vitrine Le Dernier combat du Captain Ni'mat dont je vous disais il y a quelques mois, dans une chronique intitulée Leftah pur soufre, que ce récit de la rencontre par Ni'mat l'Egyptie d' « un visage singulier de l'amour, qui [lui] permet aujourd'hui de dénouer les bandelettes de cette momie qu'[il] portait en [lui] sans le savoir » deviendrait un classique de la liberté de raconter. Dans une autre chronique intitulée La liberté du désir chez Umberto Saba et Mohamed Leftah, je rapprochais Le Dernier combat du captain Ni'mat du roman du poète italien Umberto Saba retraduit au Seuil par René de Ceccaty en octobre 2010 : « Ce à quoi parviennent Saba et Leftah, c'est à révéler finement les tenants et les aboutissants sentimentaux et sociaux d'une relation qu'ils montrent échappant à l'indignité. » Mieux, ces écrivains enchantent de leur ferveur subtile des territoires de l'imagination ou du vécu que d'autres effacent ou défigurent.