Récemment, l'excellent festival Lumière (Lyon) projetait La porte du paradis, chef-d'œuvre maudit de Michael Cimino, dans une version restaurée correspondant au montage d'origine voulu par le réalisateur. Visiblement ému par les réactions enthousiastes des 5000 spectateurs présents dans la salle, Cimino, 73 ans, s'avançait fragile, accroché au bras de son actrice Isabelle Huppert, visage ultra-lifté, lunettes noires, tout en abondance capillaire. Une apparence étrange et efféminée qui contrastait fortement avec l'image du cinéaste viril et grassouillet des années 70, époque où sa carrière connut son apogée avec Voyage au bout de l'enfer, immense succès aux cinq oscars. Avant de décliner irrémédiablement avec La porte du paradis, magnifique fresque sur les fondements de l'Amérique, aujourd'hui portée aux nues par les cinéphiles, mais qui fut un naufrage critique et commercial sans précédent au moment de sa sortie et conduisit à la banqueroute le mythique studio United Artists. Depuis lors, Cimino traîne une réputation tenace de cinéaste maudit, à l'image d'un Erich Von Stroheim, excentrique et mystérieux. Il avait pourtant connu des débuts brillants en signant le scénario d'un des volets de L'inspecteur Harry avant de réaliser son premier film mettant en vedette Clint Eastwood. Son deuxième film, Voyage au bout de l'enfer (The deer hunter en VO, le chasseur de cerf) va très vite l'imposer comme l'un des cinéastes majeurs de sa génération, l'égal d'un Coppola ou d'un Scorsese. Entre Visconti et Walsh, Cimino livre ici une épopée de trois heures, à la fois lyrique et réaliste, sur la guerre menée par les américains au Vietnam, la première œuvre importante sur le sujet, un an avant le trip halluciné d'Apocalypse now. Les deux films, adoptant des points de vue très différents sur ce conflit, sont probablement à ce jour, les plus réussis sur ce sujet. Michael (Robert De Niro), Nick (Christopher Walken) et Steven (John Savage) vivent à Clairton, petite ville de Pennsylvanie. Employés dans la bruyante aciérie locale, ils ont l'habitude de se retrouver dans la montagne pour de grandes parties de chasse au chevreuil. L'Amérique est en pleine guerre du Vietnam : les amis de toujours apprennent qu'ils doivent se rendre au combat. Avant de partir, Steven épouse Angela, et Nick fait promettre à Linda qu'elle l'attendra. La construction du film, aussi somptueuse qu'audacieuse, est comparable à celle d'un gigantesque opéra. Le récit, se déployant de manière chronologique et fluide, est mené en trois temps : la première partie nous plonge dans l'intimité de cette communauté d'ouvriers américains aux origines russes, leurs rites et leurs beuveries, on assiste à une fête de mariage toute en liesse avant une partie de chasse dans des paysages sublimes qui clôt ce chapitre ; on retrouve, dans la deuxième partie, les trois personnages principaux immergés dans l'absolue horreur de la guerre, luttant pour ne pas perdre la vie ou la santé mentale ; la troisième partie restitue la fin du conflit et ses conséquences sur les protagonistes. Film sidérant doté d'une puissance émotionnelle et formelle rares, Voyage au bout de l'enfer frôle la perfection et s'impose comme l'une des plus belles épopées du cinéma américain moderne.