C'est une petite photographie prise en polaroid dans un café de Rabat, il y a une bonne vingtaine d'années. Mohamed Choukri est assis devant un verre de «Stork». Choukri et Farid, mon frère jumeau, sont côte à côte. L'auteur du Pain nu a la main droite posée sur l'épaule de Farid. Tandis que mon frère semble fixer le photographe d'un air surpris, Choukri a le regard de quelqu'un qu'on n'aura pas. Les deux amis protestent de leur bonne foi. Farid n'a pas encore commencé de boire le verre de lait qu'il tient dans la main. Choukri lisait volontiers les poèmes que Farid publiait dans un quotidien. L'un d'eux, en 1981, s'intitulait Dans les coulisses de l'oubli : «Je me souviens, écrivait-il, d'un jardin où sur un banc s'échouait le fracas des rêves. Nous étions assis dans l'improbable (…) Façades frisées de mémoire, ébullition de pupilles, cils des remords que la terre étourdit.» Le chagrin de la disparition de Mohamed Choukri nous laissa quelque peu interdits. J'entendais dans le texte de Farid sa quête obstinée d'images, de suggestions ineffables. Barthes, cité par le «Robert» disait : «On se débarrasse des intellectuels en les envoyant s'occuper un peu de l'émotion et de l'ineffable» Poète, Farid avait le sens et le goût du beau. Quelques-uns de ses textes ont paru dans un petit volume tiré à cinquante exemplaires aux éditions Le Vieux logis (Longué, France) à l'initiative de Daniel Couturier qui remarque en couverture : «La puissance de transformation de la poésie n'abolirait-elle pas les limites du possible ? C'est à ce ferme et insaisissable espoir que Farid Jay semble s'accrocher» Farid , hélas, décéda en mai 2008. Il avait pignon sur une rue intérieure où la poésie coule de source. Je lui avais demandé de me raconter une anecdote qu'il tenait de Choukri. Après réflexion, il se lança : «Choukri m'a raconté un jour avoir dit à quelqu'un qui voulait lui emprunter Histoire de la folie de Michel Foucault : «Si tu veux de ce livre, il faut me donner 100. 000 francs. Sinon, tu repartiras les mains vides». Quand manque quelqu'un comme Mohamed Choukri, un sentiment d'immense tristesse fond sur vous, les premiers jours, avant que cette tristesse ne se résolve en chagrin. «La vie m'a blessé, elle me caresse désormais», nous disait-il à Tanger en janvier 2003. La caresse a fulguré en plusieurs cancers… Je pense à Farid plus souvent qu'à Choukri, mais j'aime songer à ce que furent leurs rencontres. Resongé à l'auteur du Pain nu en voyant l'adaptation théâtrale de Tristessa de Jack Kerouac avec Francis Arnaud. Choukri avait connu Kerouac à Tanger. Tristessa parle d'une femme, au Mexique, et d'un homme hanté par cette femme. Il y a quelques années, j'écoutais ce monologue en compagnie d'un jeune comédien marocain si populaire que, dans tous les quartiers de Paris, nous ne pouvions faire deux cents mètres sans que des Marocains ne le saluent, des sourires plein les yeux. Abdessamad Miftah El Kheir me disait : «Quand je lis Le Pain nu, je me dis que Mohamed Choukri a déclaré sa pauvreté pour montrer sa richesse.» Cette richesse faite de liberté abrupte, c'est le cadeau inestimable de Mohamed Choukri aux lecteurs de langue arabe ou de chacune des trente neuf langues en lesquelles il a été traduit. Arquebusier du véridique, il scandalisait les bien-pensants et épatait les autres. Il apportait une brassée d'expériences où la déroute côtoie le triomphe, Mohamed Choukri ne cessera de prendre ses lecteurs à témoin de sa passion d'homme libre. Le ton inimitable du promeneur dans son labyrinthe tangérois produira longtemps son effet de douleur exquise à la lecture du roman Zoco Chico qu'un jeune éditeur belge révéla en français, en 1995, dans une traduction de Mohamed El Ghoulabzouri. Le charme de la langue arabe dont use Mohamed Choukri, rythmée, vivante, vibrante, chaque mot avançant comme un pion offensif, chaque mot nécessaire contribuant à l'emporter haut la main, je l'entends encore tel que Miftah El Kheir m'en fournissait la preuve en lisant Choukri à haute voix, comme on salue haut et fort.