Dans sa préface à ce beau livre, un fils du quartier El Koudia (Hay Mohammadi), aujourd'hui ingénieur et membre du CCDH rappelle immédiatement au lecteur que l'extraordinaire destin du quartier doit tout au brassage de population qui le caractérise. Et Mohammed Soual précise: « quand Si Mohammed Seddik ressuscite la figure d'un Brahim Roudani, il rappelle immanquablement la résistance à l'occupation et les luttes ouvrières et syndicales ». Certes on pourrait, à ce sujet, retourner en bibliothèque consulter, par exemple, les travaux d'un Germain Ayache. Mais Soual ne se voile pas la face: « La dénomination du quartier porte au demeurant le nom du symbole de cette résistance, feu Mohammed V appelé par les autorités coloniales « Le Roi des carrières centrales ». Du coup, quand le centre de détention secrète de Derb Moulay Chérif refait surface, dans cette mémoire de dignité, il y a quelque part un sentiment de trahison qui emplit cette anthropologie particulière. (…) Transformer le bâtiment abritant jadis le commissariat de Derb Moulay Chérif en musée du temps présent valorise notre histoire et consacre l'esprit de la réconciliation et du développement humain », tel est le souhait sur lequel s'achève la réflexion de Soual. L'ouvrage réalisé sous la coordination pédagogique de Youssef Hajji est né de la volonté de formateurs tels Jean Hajjar, de conseillers et accompagnateurs parmi lesquels Fatna El Bouih, Fatima Ait Belmadani, Michel Peraldi, Youssef Madad et d'autres encore qui ont permis l'épanouissement de l'écoute de travailleurs sociaux collecteurs de mémoire. Dans ce livre qui est véritablement une œuvre collective, aussi passionnée que passionnante, ce sont donc Issam Tayyache, Houda Harrar, Ilham Moumen, Houcine Laafar et Youssef Maadour qui ont accueilli auprès des habitants du Hay Mohammadi « des facettes de leurs parcours de vie, qui se croisent, comme le souligne justement Fatna EL Bouih, avec des expériences, événements et émotions ayant marqué l'histoire contemporaine du Maroc ». Un avant propos de l'histoirien Najib Taki nous plonge d'abord au milieu des années quarante, lorsque son père quitte les environs de Ben Slimane vers Casablanca et s'installe à Cariane Central: « Il était parmi les premiers enseignants du réseau des écoles libres du mouvement national (…) L'école «L'Union du quartier industriel « était toute petite». Mais Najib Taki (né en 1952) plonge bien avant le milieu du siècle dernier. Il rappelle que « dès 1913, des sociétés spécialisées dans la construction se sont installées dans la région pour accompagner l'expansion coloniale française. (…) Elles ont attiré de l'arrière pays vers Casablanca une main-d'œuvre docile et corvéable à merci ». Ce qui importe aux auteurs de « Cariane Central Hay Mohammadi Mémoire et Dignité », c'est d'en finir précisément avec les stéréotypes dégradants. Najib Taki, scolarisé à l'école Itihad Hay Mohammadi enseigne aujourd'hui à la Faculté d'Ain Chok une matière « Mémoires des Lieux », dont on mesure l'importance à l'aune des changements si considérables que connaissent les villes marocaines et qu'attendent ou commencent à connaître les agglomérations rurales. Ah ! la première photographie de mère de famille dans ce livre ! C'est Mbarka venue à vingt ans à Casablanca en 1940, période de rationnement à cause de la sécheresse: « Mon mari travaillait à l'usine d'huile et de savon sur la route de Rabat, il avait un petit salaire. Je l'ai aidé pour acheter notre première baraque. J'avais vendu un service de thé en cuivre ayant appartenu à mes parents et deux djellabas en laine que j'avais confectionnées moi-même ». Mohamed qui a, lui, plus de 80 ans, exprime le sentiment d'être orphelin « d'abord de mon père, puis de Brahim Roudani et enfin du Roi Mohammed V ». Résistant et homme d'affaires prospère, Brahim Roudani avait orchestré avec Mohammed V la gréve générale du 20 août 1954, qui a duré une semaine, en protestation contre l'exil du « Roi des Carrières Centrales ». Plus tard, Mohammed eut l'occasion de demander au souverain « accessible, respectueux des militants » la libération d'ouvriers incarcérés à Larache et Safi. On rencontre aussi dans ce livre dont il faudrait tout citer et qui est remarquablement illustré, El Kbira qui s'inquiète de l'évolution des comportements : « Tu as beau donner du lait, l'autre te le rend en goudron ». Aïcha, elle, se souvient que « petite, (elle) avait peur des rondes de l'armée française » et raconte que sa mère éclata en sanglot lorsqu'un infirmier français dans un dispensaire lui dit: « Cette fille est notre enfant ». Le père d'Aïcha calma son épouse : « Il veut dire que notre fille a les yeux verts et la peau blanche… ». Rachida, cousine de Boujmii insiste : «Boujmii est un enfant des pauvres et il est resté pauvre, il nous a toujours invités à venir dans ses concerts où il obligeait les organisateurs à nous accueillir comme des personnalités importantes. Des dessins extraits de la bande dessinée d'Abdelaziz Mouride « On achève bien les rats (Tarik éditions ) illustrant le témoignage poignant d'Ahmed, sorte d'innocent par excellence qui fut torturé à son arrivée à Casablanca alors qu'il n'y connaissait personne et était donc interrogé en vain mais sans le moindre respect de son intégrité. Il y a aussi Ahmed, Bouchaïb et Sliman, trois frères, trois cireurs de chaussures dont l'un exprime une vérité incontournable: « C'est insupportable d'entendre quelqu'un te dire que tu es moins que rien ». Il n'y a pas que des témoignages d'infortune et d'injustices dans Cariane Central Hay Mohammadi. On y rencontre des gens qui ont un sens profond de la dignité de chaque existence et de l'honorabilité de la lutte quotidienne. Ce livre publié en français et en arabe, sous la forme d'un album élégant, dont pas une page n'est indifférente, est aussi prometteur que possible.