« Je me dis toujours qu'on est dans un rêve éveillé, toute sa vie. Mais qui suis-je qui pense ainsi ? Dès l'instant suivant, je l'oublie déjà». Le roman de Hitonari Tsuji, Dahlia, (traduit du japonais aux éditions du Seuil par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty) est si déroutant qu'on n'est nullement surpris de lire à l'avant-dernière page un tel questionnement qui met en doute la consistance du vécu. L'existence individuelle possède-t-elle jamais toutes les caractéristiques de ce qui est palpable, fiable, cernable, configurable ?Tout le court roman de cet écrivain né en 1959, qui est également cinéaste et chanteur dans un groupe de hard-rock, possède un puissant pouvoir d'envoûtement du lecteur, emporté par un récit transgressif dont l'inquiétante étrangeté ne se dément jamais. En 1925, l'écrivain chinois Luxun publiait un texte intitulé Qu'il faut cesser d'être « fair-play» : (…) quoique chien, le pékinois tient beaucoup du chat tant il est éclectique, affable, conciliant, intrigant sous ses airs bonasses, son petit air distant qui semble dire : « Tout le monde est extravagant, moi seul je suis pour le juste milieu. Aussi est-il le chouchou des gens cossus, des eunuques, des dames et des demoiselles, et on assure soigneusement sa lignée ». L'épagneul- cocker de la femme adultère dans Dahlia nous est présenté comme un lien entre le fils aîné et le père qui ont mal à se supporter. Les mots « grâce au chien » sont le signe de l'effrayant silence qui, sinon, s'étendrait sur toute la famille et finirait par se resserrer autour de chacun. « C'est en soi-même que se trouve la terre étrangère », pense, in fine, l'époux trompé et à son tour séduit. Les manigances de Dahlia que l'épouse a présenté à sa famille comme le fils d'une ancienne camarade nous sont décrites de telle sorte qu'elles semblent se dessiner sous nos yeux. C'est la géométrie de l'emprise. Il y faut un certain rayonnement, mais le pouvoir de séduction de Dahlia sur l'ensemble de la famille apparaît vite comme une catastrophe consentie, le fruit d'une nature perverse autant que d'une hallucination consentie. On n'est pas si loin avec Dahlia du Journal d'un vieux fou de Junichiro Tanizaki (traduit du japonais en 1968 chez Gallimard par Cécile Sakai) dont le héros se demandait : « (…) Mais pourquoi suis-je désormais fasciné-alors qu'arrivé à l'âge vénérable de soixante-seize ans, je suis à cet égard devenu inactif-non par des beautés déguisées en hommes, mais bien par des jeunes gens accoutrés en femmes ? ».Cependant, Dahlia, qui peut faire penser au Théorème de Pasolini, cinéaste et romancier dont René de Ceccatty a publié une remarquable biographie chez Gallimard, est un roman où le désenchantement de soi confine à une sorte d'extase. La parabole semble constituer un avertissement, une invitation tout à la fois ferme et désabusée, à recommencer d'exister dans un rêve éveillé plutôt que dans le cauchemar climatisé où se perpétuent l'étouffement des sensations et la dissolution des liens. Dans l'atmosphère de stupeur et de dénuement sentimental que fomente la lecture du dixième roman traduit en français de Hitonari Tsuji, il n'est pas surprenant de ressentir le besoin de s'échapper par une suggestion de tendresse. Elle nous sera fournie, pour conclure, non par l'un ou l'autre des protagonistes du roman de Tsuji mais par une note de voyage de Michel Tournier : « Kyoto-Tokyo par le train. (…) Nous restons debout jusqu'à Nagoya. Mais l'inconfort de la position est largement compensé par la proximité d'un couple de vieillards admirables. Lui sec et grand était très beau mais elle. Ce visage rayonnant de douceur, d'intelligence, de bonté avec ce sourire sceptique d'une femme qui a tout vu, tout compris, tout pardonné. Vivre dans la lumière de ces yeux-là ! ».Le pouvoir de suggestion et de déstabilisation dont use Hitonari Tsuji n'est pas donné au premier romancier venu. Mais le moindre sourire confiant échangé entre deux personnes est-il, lui, donné au premier venu ?