L'audace n'est pas toujours là où on la croit. Elle se trouve parfois dans le lyrisme pudique, dans les fastes de l'introspection, dans la force de ce qui n'est pas dit explicitement mais qui se met à hanter les lecteurs pour avoir obsédé profondément l'auteur. C'est ce charme que l'on saluera dans « Le Laboureur des eaux » de Hoda Barakat, romancière libanaise née en 1962 et vivant depuis de longues années à Paris. Cette écrivaine arabophone a été excellemment traduite par Frédéric Lagrange, en 1998, chez Actes Sud où elle avait déjà publié «La Pierre du rire» (1990) et les Illuminés (1993) avant « Mon maître, mon amour » (2007) dans lequel elle explore les mystères de la séduction et de l'attachement. La grande réussite dans « Le Laboureur des eaux », c'est dans le même mouvement, l'éloge du vivant multiforme et le déploiement d'un catalogue de sensations autant que de soieries. Ce roman est une déploration lucide, pathétique, discrètement désespérée. L'opacité délétère qui avait semblé bannir la gaieté de Beyrouth, Hoda Barakat la combat lumineusement. Les quartiers, les personnes et les personnages, les rites, les amours et les deuils, les chiens errants et les âmes perdues, tout ce pandémonium balafré est comme reconquis entre nostalgie, amertume et révolte. Ce qui est bouleversant dans « Le Laboureur des eaux » pour le lecteur qui n'est pas le portefaix d'autant de douleurs, c'est que le portrait d'une ville, le portrait d'un homme englouti, dévoré par le deuil de l'espérance, cela devient très vite une sorte d'autoportrait mondial de l'homme divisé, bafoué par l'histoire, transformé, avec ses rêves, sa volonté, ses passions, en rebut mêlé à l'universelle relégation. Nicolas, le vendeur de tissus dont le magasin a pris feu est une figure calcinée, à la façon des héros de Samuel Beckett. Cependant, Hoda Barakat ne le prive d'aucun des fastes, d'aucune des phosphorescences de la mémoire. Sa volonté d'amour, comme un halètement suspendu, comme un défi impossible, résonne de singulière façon. Une générosité de poète anime en effet « Le Laboureur des eaux ». Ce roman est le fruit de l'irréversible recomposition que produit l'exil. L'ardeur de tisserande et de chorégraphe que montre Hoda Barakat est un exemple dont gagneraient à s'inspirer nombre de jeunes romanciers et romancières du Maghreb qui écrivent, eux, en français. S'ils s'interrogent sur l'imaginaire arabo-musulman –Hoda Barakat n'est pas musulmane –ils découvriront en lisant « Le Laboureur des eaux » que l'authenticité artistique n'est pas un effet du stock référentiel convoqué par l'auteur mais une efflorescence née du soin, de la vigilance, de l'ardeur à dire, à montrer, à comprendre, tout en osant s'avouer parfois condamné à la stupeur, à la mélancolie, ou gagné par un enchantement sans nom, comme une fleur sauvage poussée par le vent. On prend pour soi les questions qui hantent Nicolas : «Combien de villes y a-t-il sous la ville, père ? Combien de villes pour l'oubli… Grand-père, toi de qui j'ai hérité l'absurdité de la sagesse, t'es-tu passionné pour les tissus parce que tu savais qu'ils ne seraient plus là pour les archéologues qui exploreront les traces de notre passage ? ». Le Liban ne manque pas de romancières extrêmement douées, comme d'ailleurs de cinéastes interrogeant leur société avec un art tantôt abrupt, tantôt séducteur. Beyrouth est souvent au centre de leurs œuvres. Que l'on songe seulement, chez les écrivaines, au talent de Hanan el-Cheikh, Hoda Barakat est de la même trempe. Souvenons-nous d'ailleurs de ce qu'a pu dire le romancier tunisien de langue arabe Habib Selmi : «Je ne suis jamais allé à Beyrouth. Pourtant, cette ville m'est fortement présente à l'esprit, plus parfois que d'autres villes arabes que j'ai visitées et aimées».