La question qui nous sert de titre aujourd'hui ressemble, à première vue, à une boutade. Dirons-nous que cette première impression est la bonne ? Non, car «Hal al-oudabâ' bachar» ? (Les Ecrivains sont-ils des humains ?), c'est le titre d'un ouvrage de Is'hâq Moussa al Husseini, écrivain palestinien qui fut, après 1948, professeur à l'Université américaine de Beyrouth et dont n'existe en français qu'un bref aperçu des thèses développées dans «Azmat al-fikr al'Arabi» (Beyrouth, 1954), traduit par Anouar Abdel-Malek Sur la crise de la pensée arabe, dans le volume 2 de «l'Anthologie de la littérature arabe contemporaine» publiée par ses soins en 1965 aux éditions du Seuil. Faute donc de connaître les réponses de Is'hâq Moussa al Husseini à cette audacieuse question : «Les écrivains sont-ils des êtres humains ?», cherchons à y réagir en compulsant quelques ouvrages dans notre bibliothèque. On peut, certes, être en deuil d'un chat, pour son regard perdu à jamais, sa fourrure dans laquelle couraient nos doigts, ses griffes dont il jouait et dont nous nous jouions mais il est plus admis de se dire en deuil d'un être humain. Et pourquoi pas, alors d'un écrivain ? C'est ce deuil, notamment, qu'analyse avec science et rigueur, mais non sans ferveur, René de Ceccatty dans son récit Noir souci qui vient de paraître chez Flammarion. Pour nous convaincre que les écrivains sont des êtres humains, l'amitié qui unit le philosophe et poète Giacomo Leopardi, plus grand romantique italien, au révolutionnaire napolitain Antonio Ranieri pourrait constituer une preuve fiable. Ceccatty l'affirme : «Si Leopardi est devenu un monument, c'est que Ranieri lui-même était monumental. Certes pas au même sens. Leopardi est un monument comme Marc-Aurèle, Ovide, Virgile, Shelley le sont. Ranieri est un monument de fidélité amicale, de dévouement à la littérature, à la pensée, à la liberté et de résistance dans le réel historique. Il a permis à Leopardi de trouver sa place dans l'histoire du romantisme. Il a permis à Leopardi d'avoir une vie, d'avoir une mort, d'avoir eu des témoins lointains et proches de cette vie de cette mort». Le fait est que les écrivains ont une vie et une mort n'est pas sans les rapprocher des chats. Pour répondre à la question de savoir si les écrivains sont des humains, et ne pas laisser filer notre réponse comme une pelote de gags, ne quittons pas le domaine italien et retrouvons-y l'un de ses plus grands écrivains du XXe siècle, l'auteur de Si c'est un homme qui nous a légué, avec Le Métier des autres, De l'écriture obscure (Folio Essais, Gallimard, 1992) une recommandation pouvant être tenue pour la clé d'une amitié interhumaine sous couvert de littérature : «C'est à l'écrivain de se faire comprendre de qui désire le comprendre ; c'est là son métier, écrire est un service public et le lecteur de bonne volonté ne doit pas être déçu». Myriam Anissimov rappelait dans son Primo Levi ou la tragédie d'un optimiste (éditions Jean Claude Lattès, 1996) cette phrase prononcée au printemps 1977 par celui qui, déporté à Auschwitz en revint avec le devoir moral, civil et politique de témoigner : «Tu sauras dire de chaque mot que tu as utilisé, pourquoi tu as choisi celui-là et pas un autre». La terrible actualité syrienne qui voit des combattants de la liberté individuelle et collective, forts de leur seul courage à réclamer des droits humains élémentaires, tirés comme des lapins, nous donne à méditer amèrement. Dans notre bibliothèque, quittons l'Italie et ses écrivains du passé et du présent, allons retrouver Moustafa Khalifé, ce militant syrien né en 1948 dont l'ouvrage La Coquille (Al Qawqa'â, 2007) fut traduit aussitôt chez Actes Sud par Stéphanie Dujols. Avec Khalifé aussi et ô combien, nul doute que les écrivains sont des êtres humains et parfois, comme cet homme qui, arrêté en 1982 ne sortit de prison que douze ans plus tard, des êtres humains d'exception. Khalifé écrit dans les dernières pages de La Coquille son refus de «spéculer sur (son) emprisonnement, (son) refus d'être un héros quand, à (sa) sortie de prison, les autres (le) traitaient ainsi». De chaque mot qu'il a utilisé, Moustafa Khalifé pourrait dire pourquoi il a choisi celui-là et pas un autre : «Je suis tout simplement un homme. Je suis lâche et peureux, au point de pouvoir m'uriner dessus de frayeur ; je suis courageux, robuste et obstiné, je peux tenir face aux pires méthodes de torture. Mais quoi qu'il en soit, je ne suis pas un héros. Je ne l'ai pas suivi par choix, et on ne peut pas devenir un héros en suivant un chemin contre son gré». Son choix ? Demeurer un être humain. Le seul choix qui vaille mais La Coquille s'achevait sur une dernière évocation, un an après sa sortie de prison, de la prison du désert où l'écrivain avait passé des milliers de nuits avant de ne retrouver autour de lui que «médiocrité, mesquinerie, platitude». Voici qu'en Syrie, désormais, la bravoure rêve de balayer la barbarie. Un jour, l'écriture en témoignera et certains auront, pour le faire, la dignité absolue de Moustafa Khalifé, bel écrivain et bel être humain.