Une sorte de stupeur, une sensation d'inquiétante étrangeté en même temps que de familiarité dont la clé demeurerait entre les mains de personne ou de tous, les lecteurs des romans de Patrick Modiano connaissent cela depuis plus de quarante ans, pour les plus âgés d'entre eux.L'unité de cette œuvre s'organise autour d'un temps que l'écrivain n'a pas connu, l'Occupation durant laquelle l'Allemagne nazie asservit la France, mais d'autres époques, d'autres hantises et des rêveries peuplent certains de ses livres. Patrick Modiano est sans doute l'écrivain français de la deuxième moitié du XXe siècle et de notre début du XXIe siècle qui a su le mieux créer un climat narratif où le vice et la vertu, l'ombre et la lumière, la hantise et la légèreté s'affrontent, se dispensent ou se dispersent tandis que s'active une mémoire des choses et des gens qui collectionne les noms propres pour leur rendre un destin. Modiano est l'hôte du 98e numéro des Cahiers de l'Herne, copieuse publication où les meilleurs spécialistes ont déjà témoigné de leur admiration savante pour Borges, Gombrowicz, Thomas Mann, D'ostoïevski, Robert Desnos, René Char, Mario Vargas Llosa et tant d'autres-on annonce un Cocteau, un Genet, un Picasso à venir. Fabrice Gabriel a une formule heureuse : « Soyons simples : il me semble penser à mon propre passé, quand je pense aux romans de Modiano. Un même désordre de dates, de noms et de lieux, une sorte de rêve en trois dimensions, failles et obsessions, mémoire imaginaire d'un pays perdu, sans cesse revisité ». Régine Robin qui s'attache dans ses livres récents à la poétique des grandes villes s'appuie sur une confidence que fit Modiano en 2007 : « Le Paris où j'ai vécu et que j'arpente dans mes livres n'existe plus. Je n'écris que pour le retrouver. Ce n'est pas de la nostalgie, je ne regrette pas du tout ce qui était avant. C'est simplement que j'ai fait de Paris ma ville intérieure, une cité onirique, intemporelle où les époques se superposent et où s'incarne ce que Nietzsche appelait l'éternel retour ». Et le Maroc, dans tout cela ? Une allusion fugace dans La petite Bijou (2001) que rappelle Régine Robin : « Souvent le personnage est en métro. La petite Bijou, croyant avoir aperçu sa mère qu'on disait morte au Maroc depuis longtemps, n'en finit pas de la suivre, de vouloir la retrouver, lui parler ». Le cahier de l'Herne Modiano publié sous la direction de Maryline Heck et Raphaëlle guidée est d'une telle richesse qu'on ne saurait en donner toute la mesure. Il faut d'abord lire les pages de cahier du collégien Patrick Modiano écrivant le 25 mai 1961 : « La vie collective est étouffante. Elle broie, abrutit complétement. Toujours les mêmes visages, les mêmes réactions chez les autres. Le contact que l'on a avec eux devient, à la longue, pénible ». Mais il y eut, pour d'autres, bien plus pénible : « Avant-hier, je ne sais pourquoi, quelque chose de triste m'est revenu à la mémoire. J'étais en cinquième à ce moment-là tandis qu'un élève qui s'appelait Lévy faisait sa troisième ou sa seconde. Il avait un numéro tracé sur l'épaule, souvenir du camp de concentration où il avait accompagné ses parents, parce qu'ils étaient juifs. Je me demandai même comment il avait pu survivre. Il devait être âgé de deux ou trois ans à cette époque-là ». Cette époque tragique est au cœur de l'un des romans les plus bouleversants de Patrick Modiano, Dora Bruder (Gallimard, 1997) : « J'ai pu obtenir il y a quelques mois une photo de Dora Bruder (…) Elle tient la tête haute, ses yeux sont graves, mais il flotte sur ses lèvres l'amorce d'un sourire. »Un cahier de documents et photographies concernant Dora Bruder et sa famille est inséré dans ce volume Modiano grâce aux archives photographiques de Serge Klarsfeld.Mirelle Hilsumest une lectrice très fine de la relation que nouèrent l'avocat et l'écrivain, ainsi que de l'occultation, dans l'œuvre romanesque, du rôle réel de Klarsfeld à la recherche d'indications précises sur la vie et la mort de Dora Bruder. On en profite pour signaler l'essai d'Hilsum : Comment devient-on écrivain ? Sartre, Aragon, Perec et Modiano. Impossible de citer toutes les contributions passionnantes, mais on mentionnera au moins celle de Pierre Pachet La prise et celle de Pascal Ory Chemin des bibliothèques obscures. Aussitôt ces noms écrits, on pense à Hélène Frappat : « Comme la mise en scène, l'écriture tente de suivre, en gardant son souffle, le rythme d'un marcheur qui n'a d'autre destination que la marche. L'écriture est une fugue, et l'écrivain un fugueur ».