Quand un écrivain parvient à atteindre le regard intérieur des lecteurs, à enrichir et presque modifier leur regard rétrospectif et actuel sur l'existence. L'idée que la vie est hors de portée d'analyse disparaît aussi sûrement que l'ennui ou la lassitude s'effondrent à l'heure du coup de foudre. Cet instant – littérature, effet de l'authenticité d'un propos nécessaire, c'est le cadeau intempestif que nous fait Pierre Pachet avec Sans amour (Denoël, 2011). L'écrivain procède à un inventaire lumineux de sa relation au monde par le biais d'une méditation sur des figures féminines, liaisons et déliaisons captées comme les rayons d'un soleil tantôt au zénith, tantôt presque éteint. Dans le train, lisant Sans amour, j'observais en face de moi une jeune femme qui lisait Pygmalion de Bernard Shaw tandis qu'une dame pas encore mûre se passionnait visiblement pour L'intelligence collective en action, un ouvrage sur la couverture duquel je pouvais lire qu'il en était à sa deuxième édition. Or, l'intelligence individuelle en action dans la phrase, l'intelligence avec le monde et la perplexité remisée ou explicitée à force d'art, c'est toute la force des livres de Pachet depuis son Baudelaire. J'eus la chance de lire (et de commenter dans un quotidien marocain il y a plusieurs dizaines d'années) ce livre d'universitaire vivant avec la littérature l'expérience d'une rémanence absolue. A la même époque, Mustapha Kasri traduisait Les Fleurs du mal en arabe (finalement paru aux éditions Marsam). Une réédition de l'essai inaugural de Pachet est advenue sous le titre Le Premier venu. Baudelaire : solitude et complot (Denoël, 2009). Aucun des vingt livres de Pierre Pachet n'est vain ; c'est sans doute pourquoi leur auteur jouit d'une renommée confidentielle, celle des «écrivains pour écrivains», comme était le cher Henri Thomas, qui rêva, dans son jeune temps de devenir instituteur au Maroc. Le Maroc n'est pas absent de Sans amour. Voici comment Casablanca y surgit : « Pourvue d'une longue chevelure châtain à reflets roux, Agnès en prenait grand soin. Des amies marocaines lui envoyaient du henné acheté à une échoppe du marché de Casablanca, qu'elle délayait dans un peu d'eau, et elle s'enduisait soigneusement les cheveux avec cette pâte grumeleuse, mèche par mèche. Elle laissait ses cheveux s'imprégner de cette préparation pendant plusieurs heures, la tête entourée d'un vieux torchon sacrifié à cet usage. Puis elle les lavait à grande eau, avec plaisir, les rejetant en arrière pour qu'ils ruissellent et s'égouttent». « Alors ses cheveux retrouvaient leur éclat, ils étaient odorants et souples, sa fierté de femme». Le mot femme est le fil conducteur du livre, son « rayon vert» dans le ciel d'un homme vieillissant qui, veuf lui-même, s'adonne à crayonner des portraits de veuves, réveillant ainsi des jeunes filles ou jeunes femmes endormies dans le souvenir. Le voici qui cite Heidegger : « Le compte avec le temps est constitutif de l'être-au-monde». Mais Pierre Pachet a entrepris plutôt un conte avec le temps où l'amour n'est qu'une possibilité dans la vie d'une femme dont un homme, in fine, se souvient «qu'elle a brièvement, telle qu'elle était et qu'elle vivait, éclairé (sa) jeunesse». Sans amour est de ces livre, trop rares, qui vous donnent envie de les relire aussitôt lus. Le sens de l'autre est si aigu, chez Pierre Pachet, qu'il renouvelle radicalement la perception par son lecteur de ce qu'est l'altérité, de ce que contient l'alliance, de ce qu'on en retient ou de ce qui la retient. Dans sa solitude « hantée de fantômes», l'écrivain réussit des enluminures où rayonnent finesse du trait et brio de l'empathie. Femmes blessées par la cruauté de l'Histoire, ex-enfants cachées jamais vraiment guéries de l'angoisse de la séparation ou amante épousée accompagnée jusqu'en son heure ultime, c'est un trésor d'affects, le surgissement de villes lointaines, de vies martyrisées ou d'existences de survivantes, encore surprises d'exister, mais aussi des tendresses touchantes, la découverte du plaisir, la passion de comprendre, d'écouter et d'entendre, et le don de faire silence sans se taire, à moins qu'il ne s'agisse de se taire sans faire silence. Peu d'écrivains auront aussi brillamment que Pierre Pachet laissé éclore comme dans Sans amour les raisons et les causes du mystère féminin pour un homme. Parce qu'il a écrit Le Grand Age, Pachet ne craint pas d'accompagner sa curiosité pour les femmes jusque dans le temps où c'est sans amour qu'elles vivent, et il se souvient de la romancière Annie Ernaux qui à propos de son livre à lui L'Amour dans le temps (Calmann-Lévy, 2005) « qui évoquait (sa) vie un peu nomade depuis (son) veuvage, une vie de» chat de gouttière» selon (son) expression, se tourna vers (lui) et (lui) dit doucement mais sévèrement : « Mais si vous pouvez mener une telle vie, à votre âge, c'est parce que vous êtes un homme». A la lecture de Sans amour qui sonde les reins et les cœurs, on est comme rasséréné : la littérature permet de mieux comprendre ce qui, dans le vécu de chacun (e), palpite sans mot. A moins qu'un prénom suffise, or du langage. Salim JAY