La Ligue arabe se rassemble aujourd'hui à Rabat. La vénérable dame a été dépassée par les événements depuis un an. Créée en 1945 pour servir les ambitions britanniques et égyptiennes contre les prétentions des Hachémites d'Irak et de Jordanie, reprise en main par Nasser pour contrer le roi Fayçal d'Arabie, la vieille machine, rouillée, a fini par incarner l'immobilisme arabe. Une vigueur inédite la saisit tardivement sur l'affaire syrienne. Le Printemps arabe soufflera-t-il enfin du côté du panarabisme ? Les scènes qu'offraient les sommets de la Ligue alimentaient une plainte infinie, du « Golfe à l'Atlantique », à propos de ce grand écart : l'unité culturelle entre pays arabes et leur division politique. Cela sous-entendait une équivalence automatique entre l'homogénéité de populations différentes et la nécessité de leur unité politique. Les Arabes étaient donc une monstruosité : parlant la même langue, partageant la même histoire, et cependant séparés par des frontières, fragmentés en Etats, parfois mêmes opposés par des guerres. Unité culturelle et dissensions politiques En réalité, l'unité culturelle et l'unité politique ne sont pas nécessairement liées. Pendant des siècles, des Etats italiens culturellement similaires se sont déchirés en de microscopiques guerres, et pendant de siècles, des dizaines de peuples culturellement séparés ont été unifiés par les Ottomans ou les Habsbourg. Aujourd'hui, l'Union européenne offre un bon exemple d'une unité culturelle relative et d'un processus d'unité politique très avancé. De quoi est faite l'unité politique, si ce n'est d'unité culturelle ? Une seconde réponse existe, qui accompagnait la première : la volonté politique. C'est cela que Nasser ou Saddam avaient en tête quand ils parlaient d'unité arabe. Ils pensaient à Bismarck forgeant l'unité allemande sur les champs de bataille, pas par la poésie de Goethe ou les lieder de Schuman. Et beaucoup de pays arabes se rêvèrent dans le rôle de la Prusse du Moyen-Orient. Mais la volonté politique, elle aussi, offre plus d'échecs retentissants que de réussites. Sans revenir sur le douloureux cas de l'Allemagne, combien dura l'unité européenne voulue par Charlemagne ? Ou Charles Quint ? Ou Napoléon Bonaparte ? La dictature sépare, la démocratie rapproche Ce qui a séparé l'Irak de la Syrie, ou le Maroc de l'Algérie, ce n'est pas une invisible différence mais un massif point commun : deux régimes autoritaires ne s'unifient pas. Ils s'annexent, fusionnent, se conquièrent mutuellement, mais ne coopèrent pas. On ne connaît pas de confédération de dictatures. Le bloc de l'est exista parce que l'URSS, massive, pouvait écraser les Etats qui l'entouraient. Ce n'était pas une collaboration mais un système impérial. L'Egypte ne fut jamais assez grande pour imposer une telle hégémonie en Orient. Et la Syrie ne put le faire qu'avec un Liban déchiré par les dissensions. Le rêve unioniste arabe a toujours été accompagné d'un complexe autoritaire nimbé d'héroïsme et de sang versé : on associait nation arabe unifiée et homme fort. Dans ce projet, les différentes populations étaient des masses à transvaser dans un fonds commun garanti par les noms de Saladin et de Nasser. Sur ce point précis, le Printemps arabe, en faisant tomber les statues des dictateurs, va changer le rêve unioniste. La chute de Kadhafi et d'Assad devra entraîner celle de Nasser et de Saladin. Et ce sera moins du côté de Bismarck que les Arabes regarderont que du côté du Mercosur ou de l'Union européenne. Le cas européen est en effet à méditer. Ce n'est pas seulement la proximité géographique qui impose cette méditation, mais également la similarité des deux histoires. Comme les Arabes, les Européens pendant des siècles vécurent à l'ombre d'une mélancolique nostalgie : l'unité impériale. Et comme les Arabes, ils ne pensèrent reconstituer l'alliance brisée que par les ligues de familles, comme hier les Hachémites et aujourd'hui les princes du Golfe, ou par la guerre et la dictature… De ce rêve de fer, ils ne sortirent qu'après 1945. Les brumes de l'union par l'épopée guerrière dissipées, les Arabes apprendront cette vérité prosaïque : ce qui rapproche les pays qui s'unifient, ce n'est pas la culture commune ou le dictateur adoré, mais la démocratie, tout simplement.