On dirait, n'est-ce pas, une question indiscrète. Mais comment prétendre qu'il s'agirait d'une question oiseuse ! Bien sûr, vous êtes plus accoutumé à des questions moins anodines : avez-vous une voiture ? Avez-vous un chat ? Et je ne parle pas là des questions qui vous permettent de détailler des prénoms, puisque vous avez sûrement refusé d'en donner un à votre véhicule et que le chat qui détale sous vos yeux se contente de s'appeler chat. Mais cet endroit de la maison, de l'appartement ou de la chambre, là où vous avez entreposé quelques livres, qu'est-ce qui vous empêche de lui imaginer le sort glorieux d'une bibliothèque ? Il faudrait ajouter régulièrement quelques titres d'ouvrages à cette collection qui vous tente peut-être mais devant quoi vous hésitez. Car, vous le savez bien, il ne suffit pas de posséder quelques livres, encore faut-il consentir à les lire. Sinon, vos livres ne ressemblent-ils à des enfants abandonnés dont le destin est brisé par votre faute ? On est rarement confronté, au cours de la lecture d'un roman à la bibliothèque d'un personnage d'imagination. Les protagonistes du récit aiment ou détestent, revendiquent ou rêvent, mais lire, c'est ce qui est attendu de vous par le romancier et pas vraiment ce qu'il inventera spontanément comme l'occupation élue par les héros de la fable dont il vous fait, benoît lecteur, le destinataire possiblement réjoui. Récemment, je n'ai rencontré qu'un personnage de lecteur, et qui se dénonce furtivement comme tel, c'est Yazid, le narrateur du nouveau roman de Boualem Sansal Rue Darwin (Gallimard, 2011). C'est loin d'être le meilleur livre de l'écrivain si estimable qu'est l'auteur du Serment des barbares (1999), de l'Enfant fou de l'arbre creux (2000) de Harraga (2005) et du Village de l'Allemand (2008) mais Rue Darwin ne m'a peut-être touché que par cette étonnante propulsion de la lecture comme le refuge idéalisé d'une personnalité blessée. Sans doute Boualem Sansal en fait-il un peu trop dans Rue Darwin. Il force le trait sans en avoir conscience et l'on doit se forcer un peu pour suivre les pérégrinations, les avanies, les remords et les détresses que le romancier peint au couteau sans nous épargner un lot d'exagérations. Yazid enquête à propos d'un frère caché, d'une mère secrète, d'un bordel sur lequel reposèrent une puissance et une richesse plus tard en loques. Contre l'hypocrisie, les mensonges et les hontes, que faire ? Qui croire ? Qui aimer ? Comment aimer ? Le destin algérien est la grande affaire de Boualem Sansal. Dans Rue Darwin, il envisage et même dévisage ce destin avec un soupçon de grandiloquence dans l'expression et à travers un écheveau de circonstances souvent proches et abracadabrantes mais la réalité des vies ne dépasse-t-elle pas, le plus souvent, la fiction qui tâche d'en témoigner ? Si j'étais en train de me constituer une bibliothèque, ce n'est pas Rue Darwin qui y figurerait parmi les romans que Boualem Sansal propose à notre curiosité, voire à notre admiration. Il y a quelque chose de gesticulatoire dans son nouveau roman, un ton toujours trop haut, qui me fait préférer ses récits précédents et, singulièrement, le livre à la fois si ambitieux et si courageux qu'est Le village de l'Allemand. Faire fresque semble avoir été le rêve du narrateur de Rue Darwin mais sa plongée dans le passé des siens et son effraction polémique dans le passé et le présent peinent à convaincre car le livre tout entier est comme plongé dans l'auto-exaltation, au point que l'on en vient à reconnaître une mécanique là où l'on voudrait éprouver des émotions. Alger n'est pas un personnage mineur de Rue Darwin. Peut-être les pages que lui consacre Boualem Sansal sont-elles les plus convaincantes de son livre. L'immense famille dont les enfants, les parents et les grands-parents nous sont contés, peut-être compte-t-elle moins, au fond, dans cette fable à la recherche d'un sens, que le bouillonnement suggéré des vies anonymes, l'apparition et la disparition de visages sans voix pour lesquels l'écrivain rêve d'une parole sans défiance ni défaillance. Voilà ce qui arrive lorsqu'on possède une bibliothèque : certains livres qui ne nous séduisent pas vraiment nous interpellent parfois plus profondément que des livres à la lecture desquels nous éprouvons une sorte d'enthousiasme. Le mystère de l'attachement à l'expression littéraire de l'aventure humaine, une bibliothèque n'en saurait suffire à en révéler les raisons et les causes. Continuons de rechercher entre les lignes les clés de ce mystère.