Encore cette enfance marocaine saccagée ! Décidément, on n'en finit pas de tenter de régler les comptes avec un passé lourd d'injustices. C'est la première impression que m'a inspiré la découverte du «Fils du souk» de Driss Bouissef Rekab (Ed. Saâd Warzazi, 2008, 239 pages, 65 DH). Cette réaction est accentuée par la lecture de plusieurs autres récits appartenant à cette littérature comme «La porte de la chance» de Bouignane, «Les étoiles de Sidi Moumen» de Binebine ou «Le fils du péché» de Issa Aït Belize dont l'intrigue est très proche de celle du roman de Bouissef Rekab et bien d'autres. Il y a indéniablement dans toute cette production romanesque contemporaine une volonté d'expliquer le réel, de le démonter, de trouver dans le passé les raisons cachées ou inaperçues d'un présent désastreux. La manière de s'y prendre diffère souvent d'un écrivain à un autre et tant mieux pour le lecteur. Revenons à ce «Fils du souk» qui a été publié une première fois aux éditions Velours en 2007 et qui a été nominé pour le prix Grand Atlas de 2010, c'est tout simplement une histoire qui a été magistralement conduite de bout en bout par l'auteur : personnages bien campés, des péripéties qui vous tiennent en haleine tout au long du parcours du protagoniste, des rebondissements qui agitent de façon imprévisible les frêles destinées relatées… L'histoire est souvent linéaire et le style limpide. A l'origine fut une belle coïncidence, celle de l'Indépendance avec l'illicite naissance : le héros Mohamed, fils naturel de Fatma, est né le jour de l'indépendance du Maroc. Comment doit-on interpréter ce signe ? Le récit ne s'y attelle pas du tout. Suivez le destin de Mohamed qu'on surnommera dans son quartier au «Cariane Sanntra», avec mépris, «Fils du souk» avant de lui attribuer le nom Khouna qui le rendra plus proche du lecteur. Avec d'autres mioches, à l'âge de sept ans, le petit intègre l'école où la première leçon était : «le secret d'une bonne éducation est au bout [du] bâton !» (p. 36). La violence à l'école fait ainsi la suite illogique de celle de la rue pour s'ancrer dans l'identité du personnage et l'accompagner jusqu'au bout de ses déboires. L'Oustad Si-el-Hadi qui adopte cette «logique» du bâton se révèle être le père de Mohamed sans jamais le reconnaitre, il en double la bastonnade pour «éduquer le petit». Profitant de la réussite de son élève, l'instituteur rend visite à Fatma et après plusieurs tentatives, il arrive à renouer avec elle pour reprendre leurs amours clandestines. «Khouna, pendant ce temps, continuait sa petite vie de voyou en herbe» (p.69). C'est là que Driss Bouissef Rekab tente, et il y arrive, de montrer dans toute sa nudité cette machine qui broie l'être et l'entraîne sur la mauvaise pente pour s'empêtrer de plus en plus dans l'engrenage de la violence : d'abord de petits larcins, ensuite le grand trafic pour enfin devenir membre du «milieu» où se côtoient criminels et gens puissants du Makhzen. La violence est omniprésente sur cette voie y compris dans les rapports de Khouna avec sa mère et avec les autres femmes qu'il croise au cours de sa courte existence. Son éducation sexuelle sera désastreuse. Les pauvres prostituées sont là pour apprendre aux gamins ; c'est une autre école que l'auteur ne manque pas de mettre en parallèle avec l'ancienne. Ici c'est Aïcha-la-Folle qui accueille Mohamed : «Elle avait remis sa gandoura. Elle souriait à Khaouna, lequel se sortit de son siège. En marchant vers elle qui lui tendait la main il se souvint, à savoir grands dieux pourquoi, des falaqas de Si-el-Hadi lorsque celui-ci l'obligeait à venir vers lui, la queue entre les jambes» (p.107). Bouissef Rekab a cet art de saisir et de décrire le moment intense, imperceptible au regard du profane mais déterminant pour comprendre l'essence du personnage comme dans cette situation : «Fatma regardait, sincèrement désolée, cet agent si sévère qui essayait de l'empêcher de voir son Mohamed, alors qu'elle entendait le bruit ininterrompu des touches de la machine à écrire, comme des tic-tac irréguliers d'une grosse horloge devenue folle» (p.221). C'est ce genre de phrases qui met du piquant dans le récit. Ici le personnage était dans cet espace infernal que connait très bien l'auteur : le commissariat. En effet, Rekab, qui a été prisonnier politique, est l'auteur d'un des premiers récits qui témoignent des années de plomb : il a publié «A l'ombre de Lalla Chafia» dès 1989 aux éditions l'Harmattan, livre qui sera réédité plus tard au Maroc. Et dans la même veine, paraitra en 2005 une sélection de lettres de prison sous le titre «La tyrannie ordinaire». Des traces indélébiles de ce passé persistent dans «Le fils du souk» même si l'auteur avait voulu ce récit loin de son expérience personnelle. Je pense notamment à ces dernières pages du roman qui nous convient dans les couloirs labyrinthiques du commissariat de Rabat et nous invitent à voir Khouna subir les différentes méthodes de torture désormais rendues célèbres par une certaine «littérature carcérale». «Le fils du souk» demeure toutefois un vrai roman avec tous les ingrédients du genre qui font que le lecteur plonge dans un univers certes violent et tragique mais ne peut s'empêcher d'apprécier et de savourer le geste de l'artiste.