Combien de commerçants et d'entreprises sont aujourd'hui membres de la Chambre de commerce, de l'industrie et des services (CCIS) de Casablanca ? À cette question somme toute banale, il n'existe pratiquement pas de réponse et même les membres des commissions dont dispose la CCIS n'en savent rien. Interrogé à ce propos, l'un d'entre eux explique la situation : «Nous n'avons aucune idée de la base de données des adhérents. Cette information figure d'ailleurs parmi les points que nous demandons au bureau de clarifier». Casablanca n'est qu'un des cas parmi les plus illustratifs mais, de manière générale, les 28 CCIS que compte le Maroc font toutes face à d'énormes dysfonctionnements. La situation est telle que, les entreprises et petits commerçants qu'elles sont censées servir, ont déserté ces structures. Au niveau de la fédération des Chambres de commerce, on explique que «tout a a commencé avec la montée en puissance de la CGEM». L'organisation patronale, souligne-t-on, a attiré vers elle les grandes et moyennes entreprises. Par la suite, avec la création des Conseils régionaux d'investissement et des autres institutions (comme l'ANAPEC, l'ANPME...), les petites entreprises et les TPE ont également appris à se passer des services des chambres, censées être des structures d'encadrement de proximité, notamment en matière d'information et de formation. D'autres sources soulignent néanmoins que les maux dont souffrent les chambres sont beaucoup plus profonds et ont des origines qui ne datent pas d'aujourd'hui. «Les CCIS ont été considérées à l'aube de l'indépendance comme un legs du colonisateur, donc mal vues, d'où leurs politisation par les nationalistes, qui les exploitaient pour gagner le maximum de sièges politiques», expliquent-elles. Et d'ajouter que, «leur représentation au niveau des conseils provinciaux et préfectoraux, des conseils régionaux et au niveau de la Chambre des conseillers a été pensée pour que les CCIS puissent jouer pleinement leur rôle en tant que partenaire institutionnel, dont les attributions sont plutôt à caractère économique, mais le système a été malheureusement perverti». Un exemple : à Casablanca, poumon de l'économie nationale, la Chambre est agonisante et sa gestion courante plus ou moins contrariée depuis plusieurs mois, faute de directeur pour en assurer la conduite. Pire encore, depuis quelques semaines, la tension est montée d'un cran dans le rang des élus du fait de désaccords sur les questions relatives à son fonctionnement. Entre fin avril et début mai, deux assemblées générales ont été convoquées au niveau de la CCIS de Casablanca et ont été à chaque fois annulées par manque de quorum. Une troisième tentative a été faite vendredi dernier pour se solder par un cuisant échec, tant les oppositions sont toujours vives entre les élus. Divers témoignages recueillis auprès des responsables montrent que cette situation d'enlisement tend à devenir la norme dans toutes les Chambres de commerce du pays. Champ de bataille politique «La politisation à outrance des Chambres de commerce est la principale gangrène qui entrave le fonctionnement des CCIS», expliquent d'emblée tous nos interlocuteurs. Déplorant cette situation, Khalil Ibn Yaich, chef du département Communication à la fédération des chambres, souligne que celles-ci «étant des chambres professionnelles, c'est normalement le professionnalisme qui doit prévaloir, mais malheureusement ce sont les étiquettes politiques qui prennent le dessus». Selon nos sources, la réalité est qu'aujourd'hui, aucun professionnel (industriel ou commerçant) ne peut se faire élire dans une Chambre de commerce sans appartenir à un parti politique. «Les partis donnent des consignes de vote et pour élire un président et les membres du bureau, ce sont les alliances qui existent au niveau du gouvernement qui sont le plus souvent reproduites dans les chambres», nous a-t-on expliqué. La conséquence, commente Yassir Adil, membre de la commission formation à la CCIS de Casablanca est que, «les élus oublient qu'ils sont dans une chambre professionnelle devant servir les commerçants et les industriels de la région». «Parfois, le fait qu'un parti ne soit pas d'accord avec un autre, influence la décision de ses partisans», précise-t-il. Si on en est arrivé là, à en croire Khalil Ibn Yaich, c'est surtout du fait que les CCIS sont utilisées comme des tremplins électoraux. En effet, lorsqu'un parti conquiert une mairie et des communes, avoir également le contrôle d'une CCIS lui donne davantage de présence et conforte sa capacité d'influence dans la région. Il faut dire que même si les CCIS attirent de moins en moins les entreprises, il n'en reste pas moins qu'elles participent aux prises de décision au niveau des instances (comme les Conseils des villes, les communes, et le Parlement). Manque de vision Ce contrôle politique, s'il est bénéfique aux partis, éloigne néanmoins les CCIS de leur mission première, qui consiste à être des structures de proximité à l'écoute du tissu productif. Au niveau de la Fédération tout comme à celui des responsables régionaux, on reconnaît «qu'en reléguant leur rôle économique au second plan, au profit de l'orientation politique, les CCIS sont aujourd'hui devenues des sortes de coquilles vides, en déphasage avec les préoccupations des industriels et des commerçants». La plupart des CCIS en effet n'ont ni objectif clair, ni stratégie de développement et encore moins de projet propre à elles. «Aujourd'hui, on ne fait que gérer le quotidien, c'est-à-dire faire des réceptions de délégation, quelques voyages à l'étranger... Bref, des actions complètement insignifiantes», explique une source au sein des de la CCIS de Casablanca. De son côté, Aziz Eddoubi directeur de la CCIS d'El Jadida, explique que «cette léthargie est un dénominateur commun à toutes les chambres». Donnant l'exemple de la CCIS d'El Jadida, Eddoubi souligne, que «l'absence d'un projet stratégique de développement, de repositionnement dans l'environnement local et régional, la faiblesse de communication avec ses ressortissants diminue sérieusement le rôle de force de proposition de la chambre et l'isole de plus en plus». Même son de cloche au niveau de la Fédération, où on nous explique sans ambigüité que si les CCIS existent encore, c'est parce que les ministères (principalement celui du Commerce et celui des Affaires économiques et générales) leur confient des missions à travers les projets qu'ils mettent en place. «Le personnel des chambres suit et exécute les programmes des ministères, car les CCIS elles-mêmes n'ont pas d'initiative», reconnaît également un membre de la chambre de Casablanca. Depuis quelque temps en effet, c'est grâce à des projets comme Rawaj, Moukawalati ou encore récemment Infitah, dont l'exécution leur a été confiée, que le personnel des CCIS arrive à trouver de quoi occuper leur journée. Toutefois, certaines sources accusent le ministère de l'Industrie et du commerce de prendre un malin plaisir à voir les chambres s'enliser dans leur léthargie. Leur argument est que le ministère leur confie des projets, mais ne les encourage pas à avoir leurs propres initiatives et lorsqu'elles en ont, il s'en méfie. Un autre gros problème est que, si la politisation a empêché les CCIS d'avoir des initiatives et des perspectives de développement, la faible compétence de leurs ressources humaines et l'absence de management efficace sont également un handicap de taille, qui les empêche de se relever. Selon la Fédération, chacune des 28 CCIS emploie en moyenne 20 personnes. De l'avis de plusieurs responsables interrogés, 20 personnes, au regard de la situation actuelle des CCIS, est une pléthore surtout du fait que la plupart des employés ont des profils inadaptés. Selon une source au niveau de la Fédération, les CCIS en sont arrivées là parce que, «les recrutements se faisaient de matière non réfléchie, car quand bien même leur personnel obéirait au statut de la fonction publique, les recrutements sont moins stricts que dans l'administration». La même source indique également qu'en principe, les CCIS ont arrêté de recruter et envisagent plutôt de redéployer les profils inadaptés ou de concocter une sorte de DVD. Mais c'est raté, car dans le cadre du programme d'insertion des diplômés chômeurs, le gouvernement a placé dans chacune des chambres en moyenne 6 nouveaux profils à recruter impérativement. Cela n'a pas manqué de mettre en colère Driss Houat, le président de la Fédération des CCIS, qui nous a confié qu'avec cette mesure, le gouvernement ajoute aux problèmes déjà difficiles à résoudre auxquels font face les chambres. Les responsables des Chambres de commerce, de l'industrie et des services sont en tout cas conscients que ces structures sont aujourd'hui à la croisée des chemins. Pour eux, si elles ne prennent pas le bon virage, elles disparaîtront, tout simplement. Et, pour prendre le bon virage, expliquent-ils, le seul espoir qui reste, réside dans les reformes actuellement en cours (voir encadré). Dernière chance Au niveau des CCIS, le pourrissement de la situation fait que les langues se délient et qu'on ne cache plus les maux gangrénant le système. Innover ou disparaître, telle est la logique dont semble être conscients actuellement la plupart des responsables des chambres. Le remède, explique l'un d'entre eux, doit être radical et nécessiter une vraie volonté de l'Etat, en commençant par dépolitiser les CCIS, en coupant les ponts à toutes les instances politiques qui les utilisent comme des tremplins pour accéder au Parlement... Dans ce sens, justement, trois réformes sont déjà dans le pipe. Il s'agit d'une loi de refonte générale du statut et du fonctionnement des chambres, de la mise en place d'un nouveau code électoral visant à contrer l'influence des partis politiques et enfin d'un projet de révision du statut du personnel des chambres. Toutefois, ces reformes, jugées salvatrices, tardent à se concrétiser. La loi de refonte est dans le circuit parlementaire depuis plus de deux ans aujourd'hui. Au niveau de la Fédération, on explique que «le texte relatif au statut des CCIS est passé au niveau des commissions l'année dernière, et puis il a été retiré pour modifications et qu'aujourd'hui, il est au niveau de la première Chambre du Parlement». Quand donc espèrent-ils qu'il sera prêt ? On n'en sait rien, mais on croise les doigts, au niveau de la Fédération.