Les Echos : Revenir sur des souvenirs atroces semble faire votre bonheur en tant qu'écrivain ? Lés écrivains ne sont pas des charognards ! J'aurais aimé écrire une belle histoire d'amour avec un superbe happy end. J'aurais aimé que les attentats de 2003 à Casablanca n'aient jamais eu lieu. Maintenant, c'est une réalité. Et le travail de l'écrivain, c'est d'essayer de comprendre cette réalité et de se poser la question de savoir comment une telle tragédie a pu nous arriver. Sidi Moumen, ses jeunes, ses vies et ses malheurs... comment vous y êtes-vous pris pour reconstituer la réalité amère ? Je n'ai pas fait un documentaire. J'ai lu tout ce que j'ai pu sur les auteurs des attentats. Je me suis mis dans la tête de ces déshérités qui n'ont pour seul horizon qu'une décharge de 100 hectares, des baraques faites de boue et de crachat, de miasmes indéfinissables. Et j'en ai fait une fiction. J'ai accompagné leur glissade dans les filets des marchands de rêve et je les ai suivis jusqu'au trépas. Vos personnages ont-ils quelques liens avec les protagonistes réels de l'attentat de Sidi Moumen ? Pas du tout. Il y a forcément des clins d'œil ici ou là. «Les Etoiles de Sidi Moumen» est le nom d'une équipe de foot. Mon héros en était le gardien de but. Il deviendra kamikaze et mourra dans un hôtel. C'est de l'au-delà qu'il raconte son histoire et celle de ses camarades d'infortune. On lui avait promis un accès direct au paradis mais, visiblement, il n'y est pas. Il ne sait pas où il se trouve. Mais il est devenu une sorte de conscience. S'approprier un fait douloureux et en faire l'intrigue de son roman... vous n'avez pas peur d'être accusé d'«opportunisme littéraire» ? On ne peut pas me faire ce genre de procès. C'est mon huitième texte. J'ai écrit sur l'esclavage, l'enfermement, l'abus de pouvoir, la drogue, l'immigration clandestine... Et je ne vis pas de mon écriture !!! C'est ce troisième sous-sol de l'humaine condition qui me pousse à écrire et me donne l'impression d'être utile. Il parait que Nabil Ayouch s'est déjà réservé les droits d‘adaptation de votre roman à l'écran. C'est assez précoce. Quel effet cela vous fait-il ? Vous serez le scénariste de votre propre récit ? En effet, Nabil Ayouch a acquis les droits du roman. Le scénario que j'ai déjà lu a été fait par un garçon talentueux : Jamal Belmahi. J'aurai été bien incapable de le faire moi-même, parce que le scénario est un métier à part entière. Le tournage aura lieu fin 2010. Et nous sommes tous très excités. Le livre a été lancé en France et au Maroc simultanément. Est-ce pour augmenter ses chances de survie dans un marché pas très «lecteur» ? Non ! J'ai toujours fait des coéditions avec Le Fennec, parce que le livre publié en France coûte cher au Maroc. Il est inaccessible aux petites bourses (les étudiants surtout !). Mieux que ça, Layla Chaouni, mon éditrice marocaine a lancé une collection de poche. On peut acheter «Le sommeil de l'esclave» pour 10 Dh. «L'ombre du poète» vient de sortir. Il coûte 20 Dh. C'est de cette façon qu'on rendra ce marché «lecteur» comme vous le dites. D'autres ouvrages sur le métier? Le neuvième roman est déjà en chantier. Il se passe dans un orphelinat... Et avec ça, si je ne deviens pas riche (Rire)! Autopsie sociale Mahi Binebine a l'œil. Pinceau redoutable, doublé d'une belle plume, l'artiste a été gâté par la nature. Il a l'une de ces sensibilités artistiques qui font qu'il insuffle une âme à tout ce qu'il touche. Si, en peinture, ses toiles font le tour du monde et le bonheur de nombreux amateurs, ses récits, eux, ne laissent jamais indifférent. Les thèmes qu'il décortique avec finesse et émotion s'en trouvent plus humains, plus profonds et surtout plus attachants. En grand esprit, il évoque l'esclavage, l'enfermement, l'abus de pouvoir, la drogue, l'immigration clandestine... les égarements de la société, les déboires des hommes et les péripéties de la vie inspirent sa plume, l'exaltent pour délivrer en fin de compte des récits touchants, émouvants et surtout lucides. Son nouveau Roman «Les étoiles de Sidi Moumen», sorti le 6 janvier au Maroc (chez Le Fennec) et en France (chez Flammarion), est un rappel littéraire des événements de 2003. Plonger dans l'univers des kamikazes, séjourner le temps d‘un livre dans leur tête et vivre leur histoire à travers le regard de l'un des leurs... l'imaginaire de Binebine nous y transporte à sa façon détachée et affectée à la fois. Sa narration, ses analyses rappellent d'ailleurs le geste adroit d'un médecin légiste qui s'y connaît bien en autopsie sociale.