L'indication «roman» est indéniablement visible sur la couverture du livre de Mahi Binebine aussi bien dans son édition marocaine chez Le Fennec que dans la française chez Flammarion. L'œuvre est parue voilà bientôt six mois et elle a eu un bon accueil des deux côtés de la Méditerranée. Cependant, quand on lit certains titres d'articles consacrés à ce récit, on se demande si c'était bien un roman. En voici un florilège que j'ai collecté dans la presse nationale et étrangère : «Comment devient-on terroriste ?» ; «Pourquoi on devient bombe humaine» ; «Naissance du terrorisme ?» ; «Les enfants perdus de Casa» ; «La vie sur une décharge» ; «Des étoiles filantes pour l'islam»… Et on disserte abondamment sur les problèmes socio-économiques des kamikazes du 16 mai 2003 à Casablanca, on étale le nombre des victimes, on cite avec précision les différents lieux touchés, on analyse leurs motivations, on incrimine et on innocente qui de droit… Bref, Mahi Binebine se transforme sous certaines plumes en sociologue ou ethnologue, spécialiste des bidonvilles et des questions de l'intégrisme… A mon avis, il y a une grossière méprise dans cette façon de lire ce texte. Il s'agit d'abord d'un roman, une fiction, certes inspirée d'un fait réel mais c'est une œuvre littéraire… Les choix esthétiques de l'auteur qui en est à sa huitième œuvre de fiction sont probants à maints égards. C'est avec une virtuosité remarquable que le roman s'ouvre sur cette voix d'outre-tombe qui guidera avec maestria le lecteur à travers une existence désormais relatée au passé. Cette voix c'est celle de Moh qui a choisi de s'appeler Yachine par amour du célèbre gardien de buts russe. Le ton adopté semble distant comportant un simulacre de neutralité qui ne peut qu'être fausse. Le récit avance en veillant à maintenir tout au long de ses dix-huit chapitres un bon dosage entre la violence et la tendresse. Le sujet du livre en lui-même est noir mais Mahi Binebine ne s'est pas laissé entrainer par un réalisme esthétiquement confortable. De cette noirceur, l'auteur qui manipule très bien les pinceaux aussi a su faire jaillir diverses couleurs et sonorités, au point de faire dire à ce gamin : «oui, j'ai été heureux à Sidi Moumen, mon pays» (p.23). Mahi Binebine excelle par ailleurs dans l'art du portrait. Dès le début du roman, il s'est astreint à nous présenter ses différents personnages sous leur jour le plus touchant : il y a d'abord le protagoniste-narrateur Yachine, un peu simple d'esprit depuis qu'il a reçu une pierre sur sa tête : «Depuis le jour où une pierre lancée par une victime furibonde a atterri sur mon crâne, je n'ai plus toute ma tête» (p.7). Les mots désormais mis dans la bouche de ce personnage répondent à cette contrainte : jamais de propos trop savants ni des envolées stylistiques indignes du «simplet». C'est dans un style simple et précis que chemine le récit en écartant toutes les fioritures. D'autres figures hautes en couleur s'ajoutent pour compléter le groupe des «étoiles de Sidi Moumen», c'est ainsi que les gamins ont choisi d'appeler leur équipe de football : le frère ainé de Yachine et son protecteur, Hamid, qui jouera au caïd de ce milieu ; le beau Nabil qui est «fils de pute» et dont la beauté ne pourrait être qu'un signe de sa bâtardise ; Fouad le fils du fqih qui est le seul à être scolarisé mais qui aurait bien aimé passer ses journées sur «l'immonde colline de détritus» ou jouer au foot ; en contraste avec la beauté Nabil, le narrateur présente le noiraud Ali surnommé Azzi à cause de cette couleur qui lui vient de son travail dans le charbon et qui lui colle à la peau ; une fleur peut naitre sur le fumier, c'est le cas ici et elle s'appelle Ghizlane qui est selon la belle expression de Mahi Binebine : «Une fausse note à l'envers» ! Ce sont ces êtres en papier qui font l'intérêt de cette œuvre et non pas le quartier casablancais de Sidi Moumen. Le récit est également riche en situations cocasses et singulières où l'auteur place ses personnages avec des moments forts de haine et d'amour, de violence et de tendresse dans un univers sans concession où la mort et le tragique guettent ces fragiles créatures. Bref, l'univers inventé par Mahi Binebine se suffit à lui-même car tout y est.Cependant, notre réel est trop pesant. Il faut bien déceler un ou plusieurs messages dans le texte puisque nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de ne faire que de la littérature. J'en sélectionne un qui a attiré mon attention, il a été proféré du haut de son petit nuage par Yachine, ce spectre, cette ombre (Ombre du poète ?), cette voix avec des «pensées aux facettes infinies» (p.9) qui nous avertit : «Abou Zoubeïr, lui, est bien vivant. Et […] il hante toujours un garage avec d'autres crève-la-faim de mon espèce» (p.16). Yachine rime bien avec Binebine.